Le Calvaire Page 16
– Que faites-vous ce soir ?
– Je vais avec la bande Mintié.
Jesselin nous donnait des renseignements sur le personnel de l’endroit ; il n’ignorait rien des dessous de la vie galante ; il en parlait, d’ailleurs, avec une sorte d’admiration, en dépit de tous les détails honteux ou tragiques qu’il nous révélait.
« Cet homme très entouré et qu’on écoute respectueusement ?… Il avait été valet de chambre. Son maître le chassa, pour vol. Mais il se fit croupier, exploita tous les bouges clandestins, devint caissier de cercle, puis, habilement, pendant quelques années, disparut. Aujourd’hui, il possédait des intérêts dans des maisons de jeu, des parts dans des écuries de courses, du crédit chez les agents de change, des chevaux et un hôtel où il recevait. Il prêtait secrètement de l’argent, à cent pour cent, à des demoiselles dans l’embarras et dont il avait, au préalable, expertisé les talents et la rouerie. Généreux à ses heures, avec esclandre ; achetant des tableaux très chers, il passait pour un homme honorable et un protecteur des arts. Dans les journaux, on citait son nom, dévotieusement.
« Et cet autre, énorme, joufflu, dont le visage gras et plissé est éternellement fendu d’un rire d’idiot ?… Un enfant !… Dix-huit ans, à peine. Il a une maîtresse retentissante, avec laquelle il se montre au Bois, le lundi, et un professeur-abbé qu’il conduit au lac, le mardi, dans la même voiture. Sa mère a ainsi compris l’éducation de ce fils, voulant qu’il menât de front les saintes croyances et les galantes aventures. Au demeurant, ivre tous les soirs, et cravachant sa vieille folle de mère. « Un vrai type ! » résumait Jesselin.
« Un duc, celui-là, un duc porteur d’un grand nom de France !… Ah ! le joli duc ! Le roi des pique-assiettes ! Il entre timidement, comme un chien peureux, regarde à travers son monocle, flaire un souper, s’installe et dévore du jambon et du pâté de foie gras. Il n’a peut-être pas dîné, le duc ; il est sans doute revenu bredouille de ses quotidiennes tournées au café Anglais, à la Maison Dorée, chez Bignon, en quête d’un ami et d’un menu. Très bien avec les petites dames et les marchands de chevaux, il fait les commissions des unes, monte les bêtes des autres. Chargé de dire, partout où il va : « Ah ! quelle femme charmante !… Ah ! quelle admirable bête ! » Il reçoit, en échange de ces services, quelques louis avec lesquels il paie son valet de chambre.
« Encore un grand nom, peu à peu et irrémédiablement tombé dans la pourriture des métiers abjects et des proxénétismes cachés. Celui-ci fut brillant, autrefois ; il garde encore, malgré l’embonpoint qui est venu, malgré la bouffissure des chairs, une allure élégante, et un parfum de bonne compagnie. Dans les mauvais lieux et les sociétés bizarres où il opère, il joue le rôle rétribué que jouaient, il y a cinquante ans, les majors dans les tables d’hôte. Sa politesse et son éducation lui sont un capital qu’il exploite en perfection. Il sait tirer parti du déshonneur des autres, aussi habilement que du sien, car nul, mieux que lui, ne s’entend à mettre ses malheurs conjugaux en coupe réglée.
« Ce visage livide, encadré de favoris grisonnants, cette lèvre mince, cet œil éteint ?… On ne savait pas !… Longtemps des bruits sinistres avaient couru sur ce personnage, des histoires de sang… D’abord, on eut peur et on s’éloigna… Un vieux souvenir, après tout !… D’ailleurs, il dépensait beaucoup d’argent… Qu’importe quelques gouttes rouges qui roulent sur des piles d’or !… Les femmes en étaient folles…
« Ce jeune homme si joli, à la moustache si galamment retroussée ?… Un jour, n’ayant plus le sou, et sa famille lui coupant les vivres, il eut l’ingénieuse pensée de faire croire à son repentir, quitta avec fracas une vieille maîtresse qu’il avait, et s’en revint à la maison paternelle. Une jeune fille, compagne de son enfance, l’adorait. Elle était riche. Il l’épousa. Mais le soir même du mariage, il emportait la dot et retrouvait la vieille maîtresse. « Elle est bonne ! ajoutait Jesselin, non là vrai ! Elle est très bonne ! »
« Et les complaisants, et les chassés des clubs, et les expulsés des Courses, et les exécutés de la Bourse, et les étrangers venus, le diable sait d’où, qu’un scandale apporte et que remporte un autre scandale, et les vivants hors la loi et l’estime bourgeoise, qui s’adjugent des royautés parisiennes, devant lesquelles on s’incline ! Tous ils grouillaient là, superbes, impunis et tarés ! »
Juliette écoutait, amusée par ces récits, attirée par cette boue et par ce sang, flattée des hommages ignobles qu’elle sentait lui arriver des regards de ces crétins et de ces bandits. Mais elle gardait sa tenue décente, son charme de vierge, ses allures à la fois hautaines et abandonnées, pour lesquelles un jour, chez Lirat, je m’étais damné !…
Voilà que les figures pâlissent, les traits s’étirent… la fatigue gonfle et rougit les paupières… Un à un, ils quittent le cabaret, las et inquiets… Savent-ils ce que demain leur réserve, ce qui les attend chez eux ; quelle ruine les guette ; au fond de quel gouffre de misère et d’infamie ils sombreront, les pauvres diables ?… Quelquefois un coup de pistolet creuse un vide dans la bande… Ne sera-ce pas leur tour, demain ?… Demain !… Ne sera-ce pas mon tour aussi ? Ah ! demain !… toujours la menace de demain !… Et nous rentrions sans rien nous dire, hébétés, mornes.
Le boulevard était désert. Un grand silence s’appesantissait sur la ville. Seules, les fenêtres des tripots luisaient, pareilles à des yeux de bêtes géantes, tapies dans la nuit.
Sans connaître exactement ma situation de fortune, je sentais la ruine proche. J’avais payé des sommes considérables, les dettes s’accumulaient sur les dettes et, loin de diminuer, les fantaisies de Juliette devenaient plus nombreuses, plus extravagantes : l’or coulait de ses doigts, comme l’eau d’une fontaine, en un ruissellement continu. « Elle me croit sans doute plus riche que je ne le suis, pensais-je, voulant me tromper moi-même : je devrais l’avertir, peut-être se montrerait-elle plus réservée dans ses désirs. » La vérité est que j’écartais systématiquement toute idée de ce genre, que je redoutais les conséquences probables d’une pareille révélation, plus que n’importe quel malheur dans le monde. En mes rares instants de lucidité, de franchise avec moi-même, je comprenais que, sous son air de douceur, sous ses naïvetés d’enfant gâtée, sous la passion robuste et vibrante de sa chair, Juliette cachait une volonté terrible d’être belle toujours, adulée, courtisée, un effroyable égoïsme qui n’eût reculé devant aucune cruauté, devant aucun crime moral… Je m’apercevais qu’elle m’aimait moins que le dernier de ses chiffons, qu’elle m’eût sacrifié pour un manteau, pour une cravate, pour une paire de gants… Entraînée dans cette existence, elle ne s’arrêterait point… Et alors ?… Alors un grand froid me secouait de la tête aux pieds… Qu’elle me quittât, non, non, voilà ce que je ne voulais pas !… Le moment le plus pénible pour moi, c’était le matin, au réveil. Les yeux fermés, ramenant les couvertures par-dessus ma tête, le corps tassé en boule, je réfléchissais à ma situation, avec d’épouvantables tortures… Et plus elle me paraissait compromise, plus je me raccrochais à Juliette, désespérément. J’avais beau me dire que l’argent manquerait tout à coup, que le crédit avec lequel, malhonnêtement, je prolongerais une semaine, deux semaines, l’agonie de mes espérances, me serait retiré ; je m’entêtais, je m’acharnais en d’impossibles combinaisons… Je me voyais abattant des besognes formidables en huit jours… Je rêvais de trouver des millions dans des fiacres… Des héritages prodigieux me tombaient du ciel… Le vol me hantait… Peu à peu, toutes ces folies prenaient un corps dans mon cerveau détraqué… Je donnais à Juliette des palais, des châteaux ; je l’écrasais sous le poids des diamants et des perles ; l’or, autour d’elle, coulait, flambait ; et, par-dessus la terre, je la hissais sur des pourpres vertigineuses… Puis, la réalité revenait brusquement… Je m’enfonçais davantage dans le lit… Je cherchais des néants au fond desquels j’aurais disparu… je m’efforçais de dormir… Et, tout d’un coup, haletant, la sueur au front, les yeux hagards, je me collais à Juliette, l’étre
ignais de toutes mes forces, sanglotant.
– Tu ne me quitteras jamais, ma Juliette !… dis, dis que tu ne me quitteras jamais… Parce que, vois-tu, j’en mourrais… j’en deviendrais fou… je me tuerais !… Juliette, je te jure que je me tuerais !
– Mais, qu’est-ce qui te prend ?… Pourquoi trembles-tu ? Non, mon chéri, je ne te quitterai pas… Ne sommes-nous pas heureux ainsi ?… Et puis, je t’aime tant !… quand tu es bien gentil, comme maintenant !
– Oui, oui, je me tuerais !… je me tuerais !…
– Es-tu drôle, mon chéri !… Pourquoi me dis-tu cela ?…
– Parce que…
J’allais tout lui révéler… Je n’osai pas. Et je repris :
– Parce que je t’aime !… parce que je ne veux pas que tu me quittes… parce que je ne veux pas !…
Il fallut bien, cependant, en arriver à cette confidence… Juliette avait vu, à la vitrine d’un bijoutier de la rue de la Paix, un collier de perles dont elle parlait sans cesse. Un jour que nous nous trouvions dans le quartier :
– Viens voir le beau bijou, me dit-elle.
Et le nez contre la glace, les yeux luisants, longtemps elle contempla le collier qui arrondissait, sur le velours grenat de l’écrin, son triple rang de perles roses. Je sentais des frissons lui courir sur la peau.
– Pas, qu’il est beau ?… Et pas cher du tout ! J’ai demandé le prix… cinquante mille francs… C’est une occasion unique.
Je cherchai à l’entraîner plus loin. Mais, câline, se penchant à mon bras, elle me retint. Et elle soupira :
– Ah ! comme il ferait bien sur le cou de ta petite femme !
Elle ajouta, avec un air de désolation profonde :
– C’est vrai, aussi !… Toutes les femmes ont des tas de bijoux… Moi, je n’ai rien… Si tu étais bien gentil, bien gentil !… tu le donnerais à ta pauvre petite Juliette… Voilà !
Je balbutiai :
– Certainement, je veux bien… mais plus tard… dans huit jours !…
Le visage de Juliette s’assombrit.
– Pourquoi dans huit jours ?… Oh ! je t’en prie, tout de suite, tout de suite !
– C’est que vois-tu, maintenant, je suis gêné… très gêné…
– Comment ? déjà ?… Tu n’as plus le sou ?… Ah bien, vrai !… Où ça passe-t-il donc, tout ton argent ?… Tu n’as plus le sou ?
– Mais si… Mais si ! seulement je suis gêné, momentanément.
– Eh bien, alors ? qu’est-ce que ça fait ?… J’ai demandé aussi pour le paiement… On se contenterait de billets… Cinq billets de dix mille francs… Ce n’est pas une affaire d’État !
– Sans doute… Plus tard ! je te promets… Viens !
– Ah ! fit Juliette simplement.
Je la regardai, le pli de son front me terrifia ; je vis passer en ses yeux une flamme sombre… Et, dans l’espace d’une seconde, tout un monde de sensations extraordinaires, et non encore éprouvées, m’envahit. Très nettement, avec une lucidité parfaite, avec un implacable sang-froid, avec une concision de jugement foudroyante, je me posai cette double question : « Juliette et le déshonneur ; Juliette et la prison ? » Je n’hésitai pas.
– Entrons, dis-je.
Elle emporta le collier.
Le soir, parée de ses perles, elle s’assit sur mes genoux, radieuse, et, les bras noués autour de mon cou, elle resta longtemps à me bercer de sa douce voix.
– Ah ! mon pauvre chéri, disait-elle… Je n’ai pas toujours été sage !… Oui, je me rends compte… je suis un peu folle quelquefois… Mais c’est fini maintenant !… Je veux être une femme bonne, sérieuse… Et puis, tu travailleras bien… tu feras un beau roman, une belle pièce de théâtre… Et puis nous serons riches, très riches… Et puis, quand tu seras trop gêné, nous vendrons le beau collier !… Parce que les bijoux, c’est pas comme les robes ; c’est de l’argent, les bijoux… Embrasse-moi fort…
Ah ! comme elle s’envola vite, cette nuit-là ? Comme les heures s’enfuirent, effarées sans doute d’entendre hurler l’amour avec la voix maudite des damnés.
Les désastres se multipliaient, se précipitaient. Des billets, souscrits aux fournisseurs de Juliette, restèrent impayés, et c’est à peine si je pouvais, en empruntant partout, trouver l’argent nécessaire à notre existence quotidienne. Mon père avait laissé quelques créances à Saint-Michel. Généreux et bon, il aimait à obliger les petits cultivateurs dans l’embarras. Je lançai les huissiers, sans pitié, contre ces pauvres diables, faisant vendre leur masure, leur bout de champ, ce par quoi ils vivaient misérablement, en se privant de tout. Dans les maisons où je possédais encore du crédit, j’achetais des choses que je revendais aussitôt à vil prix. Je descendais jusque dans les brocantes les plus véreuses… Des projets de chantage inouïs germaient en moi, et je lassais Jesselin de mes perpétuelles demandes d’argent. Enfin, une fois, j’allai chez Lirat. Il me fallait cinq cents francs pour le soir, et j’allai chez Lirat, délibérément, effrontément ! Pourtant, en sa présence, dans cet atelier tout plein de souvenirs regrettés, mon assurance tomba, et j’eus une sorte de pudeur tardive… Je tournai autour de Lirat, pendant un quart d’heure, sans parvenir à lui expliquer ce que j’attendais de son amitié… De son amitié !… Et je me disposais à partir.
– Eh bien, au revoir, Lirat.
– Au revoir, mon ami.
– Ah ! j’oubliais… Ne pourriez-vous pas me prêter cinq cents francs ? Je comptais sur mes fermages… Ils sont en retard.
Et rapidement, j’ajoutai :
– Je vous les rendrai demain… demain matin.
Lirat fixa un instant ses yeux sur moi… Je revois encore ce regard… En vérité, il était douloureux.
– Cinq cents francs !… me dit-il… Où diable voulez-vous que je les prenne ?… Est-ce que j’ai jamais eu cinq cents francs ?
J’insistai, répétant :
– Je vous les rendrai demain… demain matin.
– Mais je ne les ai pas, mon pauvre Mintié !… Il me reste deux cents francs… Si cela peut vous être utile ?
Je pensai que ces deux cents francs qu’il m’offrait, c’était le pain de tout un mois. Je répondis, le cœur déchiré :
– Eh bien, oui !… Tout de même !… Je vous les rendrai demain… demain matin.
– C’est bon, c’est bon !…
J’aurais voulu, à ce moment, me jeter au cou de Lirat, lui demander pardon, lui crier : « Non, non, je ne veux pas de cet argent ! » Et, comme un voleur, je l’emportai.
Mes propriétés, le Prieuré lui-même, la vieille et familiale demeure, couverts d’hypothèques, furent vendus !… Ah ! le triste voyage que je fis à cette occasion !… Il y avait bien longtemps que je n’étais retourné à Saint-Michel ! Et cependant, aux heures de dégoût et de lassitude, dans la fièvre mauvaise de Paris, la pensée de ce petit pays tranquille m’était une douceur, un apaisement. Les souffles purs qui me venaient de là-bas rafraîchissaient mon cerveau congestionné, calmaient ma poitrine, brûlée par les acides corrosifs que charrie l’air empesté des villes, et je m’étais promis souvent, quand je serais fatigué de toujours poursuivre des chimères, de me réfugier là, dans la paix, dans la sérénité des choses maternelles. Saint-Michel !… Jamais il ne m’avait été cher autant que depuis que je l’avais quitté ; il me semblait contenir des beautés et des richesses dont je n’avais pas su jouir encore, et que je découvrais subitement… J’aimais à en rappeler les souvenirs, j’aimais surtout à évoquer la forêt, la belle forêt où, tant de fois, enfant inquiet et rêveur, je m’étais perdu… Délicieusement, humant l’arome des puissantes sèves, l’oreille charmée par les harmonies du vent qui fait vibrer les taillis et les futaies, ainsi que des harpes et des violoncelles, je m’enfonçais dans les grandes allées aux voûtes tremblantes de feuillage, les grandes allées droites qui, très loin, là-bas, finissaient brusquement et s’ouvraient comme une baie d’église, sur la clarté d’un pan de ciel ogival et radieux… Dans ces rêves, je voyais les branches des chênes tendre
vers moi leurs bouquets plus verts, heureuses de me retrouver ; les jeunes baliveaux me saluaient, au passage, avec un bruissement joyeux ; ils me disaient : « Regarde comme nous avons grandi, comme notre tronc est lisse et vigoureux, comme l’air est bon où nous étendons nos fines ramures balancées, comme la terre est charitable où nous poussons nos racines, sans cesse gorgées de sucs vivifiants. » Les mousses et les bruyères m’appelaient : « Nous t’avons fait un bon lit, petit, un bon lit parfumé, et tel qu’il n’y en a pas dans les maisons avares et dorées des grandes villes… Allonge-toi, et roule-toi ; si tu as trop chaud, la fougère agitera sur ta tête ses légers éventails ; si tu as trop froid, les hêtres écarteront leurs branches pour laisser passer un rayon de soleil qui te réjouira. » Hélas ! depuis que j’aimais Juliette, peu à peu ces voix s’étaient tues. Ces souvenirs ne revenaient plus, comme des anges gardiens, bercer mon sommeil, et secouer leurs ailes blanches, dans l’azur détruit de mes songes !… Le passé s’éloignait de moi, honteux de moi !…