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Le Calvaire Page 19


  J’éclatai en sanglots… Lirat ne remua pas… ne leva pas la tête sur moi… Immobile, les mains croisées, il regardait je ne sais quoi… rien sans doute… Je continuai, après quelques minutes de silence :

  – Mon bon Lirat, vous souvenez-vous, dans l’atelier, de nos causeries ?… Je vous écoutais, et c’était si beau ce que vous me disiez !… Sans vous en douter peut-être, vous éveilliez en moi des désirs nobles, des enthousiasmes sublimes… Vous me souffliez un peu des croyances, des ambitions, des élans hautains de votre âme… vous m’appreniez à lire dans la nature, à en comprendre le langage passionné, à ressentir l’émotion éparse dans les choses… vous me faisiez toucher du doigt la beauté immortelle… vous me disiez : « L’amour, mais il est dans la cruche de terre, dans la guenille vermineuse que je peins… Une sensibilité, une joie, une souffrance, une palpitation, une lumière, un frisson, n’importe quoi de fugitif qui ait été de la vie, et rendre cela, fixer cela avec des couleurs, des mots ou des sons, c’est aimer !… L’amour, c’est l’effort de l’homme vers la création ! »… Et j’ai rêvé d’être un grand artiste !… Ah ! mes rêves, mes ivresses de voir, mes doutes, mes saintes angoisses, vous les rappelez-vous ?… Voilà donc ce que j’ai fait de tout cela !… J’ai voulu l’amour, et je suis allé à la femme, la tueuse d’amour… J’étais parti, avec des ailes, ivre d’espace, d’azur, de clarté !… Et je ne suis plus qu’un porc immonde, allongé dans sa fange, le groin vorace, les flancs secoués de ruts impurs… Vous voyez bien, Lirat, que je suis perdu, perdu, perdu !… et qu’il faut que je me tue !…

  Alors, Lirat s’approcha de moi et posa ses deux mains sur mes épaules.

  – Vous êtes perdu, dites-vous !… Allons donc, quand on est de votre race, est-ce qu’une vie d’homme est jamais perdue ?… Il faut vous tuer ?… Est-ce qu’un malade qui a la fièvre typhoïde crie : « Il faut me tuer »… Il dit : « Il faut me guérir »… Vous avez la fièvre typhoïde, mon pauvre enfant… guérissez-vous… Perdu !… mais il n’existe pas un crime, entendez-vous bien, un crime, si monstrueux et si bas soit-il, que le pardon ne puisse racheter… non pas le pardon de Dieu, non pas le pardon des hommes, mais le pardon de soi-même, qui est autrement difficile et meilleur à obtenir… Perdu !… Je vous écoutais, mon cher Mintié, et savez-vous à quoi je pensais ?… Je pensais que vous avez l’âme la plus belle et la plus noble que je connaisse… Non, non… un homme qui s’accuse comme vous faites… non, un homme qui met dans la confession de ses fautes les accents déchirants que vous y avez mis… non, celui-là n’est pas un homme perdu… Il se retrouve au contraire, et il est près de la rédemption… L’amour a passé sur vous, et il y a laissé d’autant plus de boue que votre nature était plus généreuse et plus délicate… Eh bien ! il faut vous laver de cette boue… et je sais où est l’eau qui l’efface… Vous allez partir d’ici… quitter Paris…

  – Lirat ! suppliai-je… ne me demandez pas de partir ! Vingt fois je l’ai tenté et je n’ai pas pu.

  – Vous allez partir, répéta Lirat, dont le visage, tout à coup, s’assombrit… Sinon, je me suis trompé, et vous êtes une canaille !

  Il reprit :

  – Il y a, au fond de la Bretagne, un village de pêcheurs qui s’appelle Le Ploc’h… L’air y est pur, la nature superbe, l’homme rude et bon. C’est là que vous allez vivre… trois mois, six mois, un an, s’il le faut… Vous marcherez à travers les grèves, les landes, les bois de pin, les rochers ; vous bêcherez la terre, vous pêcherez le goémon, vous soulèverez des blocs, vous gueulerez dans le vent… Enfin, mon ami, vous dompterez ce corps, empoisonné, affolé par l’amour… Dans les commencements, cela vous sera pénible, et vous éprouverez, peut-être, des nostalgies, des révoltes, vous aurez des envies furieuses de retour… Ne vous rebutez pas, je vous en supplie… Aux jours pesants, marchez davantage… passez des nuits en mer avec les braves gens de là-bas… Et, si vous avez le cœur gros, pleurez, pleurez… Surtout, pas de mollesse, pas de songeries, pas de lectures, pas de nom écrit sur les rocs et tracé sur le sable… Ne pensez pas, ne pensez à rien !… En ces occasions-là, la littérature et l’art sont de mauvais conseillers, ils auraient vite fait de vous ramener à l’amour… Une activité incessante des membres, des besognes de charretier, la chair brisée par l’écrasement des fatigues, le cerveau fouetté, étourdi par le vent, par la pluie, par les rafales… Je vous le dis, vous reviendrez de là, non seulement guéri, mais plus fort que jamais, mieux armé pour la lutte… Et vous aurez payé votre dette au monstre… Vous l’aurez payée de votre fortune ?… Qu’est-ce que c’est, cela ?… Ah ! tenez, je vous envie, et je voudrais bien aller avec vous… Allons, mon cher Mintié, un peu de courage !… Venez !

  – Oui, Lirat, vous avez raison… il faut que je parte…

  – Eh bien, venez !

  – Je partirai demain, je vous le jure !

  – Demain ?… Ah ! demain ! Elle va rentrer, n’est-ce pas ?… Et vous vous jetterez dans ses bras… Non, venez !

  – Laissez-moi lui écrire !… Je ne peux pourtant pas la quitter comme ça, sans un mot, sans un adieu… Lirat, songez donc !… Malgré les souffrances, malgré les hontes, il y a des souvenirs heureux, des heures bénies… Elle n’est pas méchante… elle ne sait pas, voilà tout… mais elle m’aime… Je m’en irai, je vous promets que je m’en irai… Accordez-moi un jour… un seul jour !… Ce n’est pas beaucoup, un jour, puisque je ne la reverrai plus ! Ah ! un seul jour !

  – Non, venez !

  – Lirat !… mon bon Lirat !…

  – Non !…

  – Mais je n’ai pas d’argent !… Comment, voulez-vous que je parte, sans argent ?

  – Il m’en reste assez pour votre voyage… Je vous en enverrai là-bas… Venez !

  – Que je fasse une valise au moins !

  – J’ai des tricots de laine et des bérets… ce qu’il vous faut… Venez !

  Il m’entraîna. Sans rien voir, presque sans comprendre, je traversai l’appartement, me butant aux meubles… Je ne souffrais pas, car je n’avais conscience de rien ; je marchais derrière Lirat de ce pas lourd, de cette allure passive des bêtes que l’on conduit à l’abattoir…

  – Eh bien, et votre chapeau ?

  C’est vrai ! je sortais sans chapeau… Il ne me semblait pas que j’abandonnais, que je laissais derrière moi une partie de moi-même ; que les choses que je voyais, au milieu desquelles j’avais vécu, mouraient l’une après l’autre, à mesure que je passais devant elles…

  Le train partait à huit heures, le soir… Lirat ne me quitta pas du reste de la journée. Voulant, sans doute, occuper mon esprit et tenir en haleine ma volonté, il me parlait en faisant de grands gestes ; mais je n’entendais rien qu’un bruit confus, agaçant, qui bourdonnait à mes oreilles, comme un vol de mouches… Nous dinâmes dans un restaurant, près de la gare Montparnasse. Lirat continuait de parler, m’abrutissant de gestes et de mots, traçant sur la table, avec son couteau, des lignes géographiques et bizarres.

  – Vous voyez bien, c’est là !… Alors vous suivrez la côte, et…

  Il me donnait, je crois bien, des explications relatives à mon voyage, à mon exil, là-bas… citait des noms de village, de personnes… Ce mot : la mer, revenait sans cesse, avec des froissements de galets que la vague remue.

  – Vous vous rappellerez ?

  Et, sans savoir exactement de quoi il était question, je répondais :

  – Oui, oui, je me rappellerai.

  Ce n’est qu’à la gare, en cette vaste gare, emplie de bousculades, que j’eus véritablement conscience de ma situation… Et j’éprouvai une affreuse douleur… J’allais donc partir ! C’était donc fini !… Plus jamais je ne reverrais Juliette, plus jamais !… En ce moment, j’oubliais les souffrances, les hontes, ma ruine, l’irréparable conduite de Juliette, pour ne me souvenir que des courts instants de bonheur, et je me révoltai contre l’injustice qui me séparait de ma bien-aimée… Lirat disait :

  – Et puis, si vous saviez, quelle douceur c’est de vivre parmi les petits… d’�
�tudier leur existence pauvre et digne, leur résignation de martyrs, leurs…

  Je songeais à tromper sa surveillance, à m’enfuir tout à coup… Une espérance folle me retint… Je me répétais : « Célestine aura averti Juliette que Lirat est venu, qu’il m’a emmené de force… elle devinera tout de suite qu’il se passe une chose horrible, que je suis dans cette gare, que je vais partir… et elle accourra »… Sérieusement, je le croyais… Je le croyais si bien que, par les larges baies ouvertes, j’examinais les gens qui entraient, fouillais les groupes, interrogeais les files pressées de voyageurs stationnant devant les guichets… Et, si une femme élégante apparaissait, je tressaillais, prêt à m’élancer vers elle… Lirat poursuivait :

  – Et il y a des gens qui les ont traités de brutes, ces héros… Ah ! vous les verrez, ces brutes magnifiques, avec leurs mains calleuses, leurs yeux tout pleins d’infini, et leurs dos qui font pleurer…

  Même sur le quai, j’espérais encore la venue de Juliette… Certainement que, dans une seconde, elle serait là, pâle, défaite, suppliante, me tendant les bras : « Mon Jean, mon Jean, j’étais une mauvaise femme, pardonne-moi !… Ne m’en veux pas, ne m’abandonne pas… Que veux-tu que je devienne sans toi ?… Oh ! reviens, mon Jean, ou emmène-moi ! » Et des silhouettes s’effaraient, s’engouffraient dans les wagons… des ombres fantastiques rampaient, se cassaient aux murs ; de longues fumées s’échevelaient, blanchâtres, sous la voûte…

  – Embrassez-moi, mon cher Mintié… Embrassez-moi…

  Lirat m’étreignit sur sa poitrine… Il pleurait.

  – Écrivez-moi, dès que vous serez arrivé… Adieu !

  Il me poussa dans un wagon, referma la portière…

  – Adieu !…

  Un sifflet, puis un roulement sourd… puis des lumières qui se poursuivent, des choses qui fuient, puis plus rien, qu’une nuit noire… Pourquoi Juliette n’est-elle pas venue ?… Pourquoi ?… et, distinctement, au milieu des jupons étalés sur les tapis, dans son cabinet de toilette, devant sa glace, les épaules nues, je l’aperçois qui secoue sur son visage une houppette de poudre de riz… Célestine, de ses doigts mous et flasques, coud, au col d’un corsage, une bande de crêpe lisse, et un homme, que je ne connais pas, à demi couché sur le divan, les jambes croisées, regarde Juliette, avec des yeux où le désir luit… Le gaz brûle, les bougies flambent, une botte de roses, qu’on vient d’apporter, mêle son parfum plus discret aux odeurs violentes de la toilette ! Et Juliette prend une rose, en tord la tige, en redresse les feuilles et la pique à la boutonnière de l’homme, tendrement, en souriant… Un petit chapeau, dont les brides pendent, se pavane au haut d’un candélabre.

  Et le train marche, souffle, halète… La nuit est toujours noire, et je m’enfonce dans le néant.

  Chapitre 9

  À plat ventre sur la dune, les coudes dans le sable, la tête dans les mains, le regard perdu au loin, je rêve… la mer est devant moi, immense et glauque, rayée de larges ombres violettes, labourée par des vagues profondes, dont les crêtes, balancées çà et là, blanchissent. Et les brisants de la Gamelle qui, de temps en temps, découvre les pointes sombres de ses rocs, m’envoient des bruits sourds de lointaine canonnade. Hier, la tempête était déchaînée ; aujourd’hui, le vent a molli, mais la mer ne se résigne pas encore au calme. La houle s’avance, s’enfle, roule, monte, secoue ses crinières d’écume tordue, crève en bouillonnement et retombe écrasée, émiettée, sur les galets, avec un formidable cri de colère. Pourtant, le ciel est tranquille, l’azur se montre entre les déchirures des nuages vite emportés, et les goëlands volent très haut dans le ciel. Les chaloupes ont quitté le port, elles s’en vont, une à une, penchant leurs voiles : elles s’en vont, diminuent, se dispersent, s’effacent, disparaissent… À ma droite, dominée par les dunes croulantes, la grève fuit jusqu’au Ploc’h, dont on aperçoit, derrière un repli du terrain, sur un fond de verdure triste, le toit des premières maisons, le clocher de pierre ajourée, puis la jetée, énorme remblai de granit, à l’extrémité duquel le phare se dresse… Par delà la jetée, l’œil devine des espaces incertains, des plages roses, des criques argentées, des falaises d’un bleu doux, poudrées d’embrun, si légères qu’elles semblent des vapeurs, et la mer toujours, et toujours le ciel, qui se confondent, là-bas, dans un mystérieux et poignant évanouissement des choses… À ma gauche, la dune, où les orobanches étalent leurs corymbes de fleurs pourprées, brusquement finit ; le terrain s’élève, s’escarpe, et des roches s’entassent, dégringolent, ouvrent des gueules de gouffres mugissants, ou bien s’enfoncent dans la mer, la fendent violemment, comme des étraves de navires géants. Là, plus de grève ; la mer resserrée contre la côte bat le flanc des rochers, s’acharne, bondit, sans cesse furieuse et blanche d’écume. Et la côte continue, déchiquetée, entaillée, minée par l’effort éternel des vagues, s’éboulant, ici, en un monstrueux chaos, là, se redressant et découpant sur le ciel des silhouettes inquiétantes. Au-dessus de moi volent des bandes de linots, et le vent m’apporte, par-dessus la colère des flots, la plainte des avrilleaux et des courlis.

  C’est là que tous les jours je viens… Qu’il vente, qu’il pleuve, que la mer hurle ou bien qu’elle chante, qu’elle soit claire ou sombre, je viens là… Ce n’est pas cependant que ces spectacles m’attendrissent et qu’ils m’impressionnent, que je reçoive de cette nature horrible et charmante une consolation. Cette nature, je la hais ; je hais la mer, je hais le ciel, le nuage qui passe, le vent qui souffle, l’oiseau qui tournoie dans l’air ; je hais tout ce qui m’entoure, et tout ce que je vois, et tout ce que j’entends. Je viens là, par habitude, poussé par l’instinct des bêtes qui les ramène à l’endroit familier. Comme le lièvre, j’ai creusé mon gîte sur ce sable et j’y reviens… Sur le sable ou sur la mousse, à l’ombre des forêts, au fond des trous, ou au grand soleil des grèves solitaires, il n’importe !… Où donc l’homme qui souffre pourrait-il trouver un abri ?… Où donc est la voix qui apaise ! Où donc la pitié qui sèche les yeux qui pleurent ?… Ah ! je les connais, les aubes chastes, les gais midis, les soirs pensifs et les nuits étoilées !… Les lointains où l’âme se dilate, où les douleurs se fondent. Ah ! je les connais !… Au delà de cette ligne d’horizon, au delà de cette mer, n’y a-t-il pas des pays comme les autres !… N’y a-t-il pas des hommes, des arbres, des bruits ?… Nulle part le repos, et nulle part le silence !… Mourir !… mais qui me dit que la pensée de Juliette ne viendra pas se mêler aux vers pour me dévorer ?… Un jour de tempête, j’ai vu la mort, face à face, et je l’ai suppliée. Mais elle s’est détournée… Elle m’a épargné, moi qui ne suis utile à rien ni à personne, moi à qui la vie est plus torturante que le carcan de fer du condamné et que le boulet du forçat, et elle est allée prendre un homme robuste, courageux et bon, que de pauvres êtres attendaient !… Oui, la mer, une fois, m’a saisi, elle m’a roulé dans ses vagues, et puis, elle m’a revomi, vivant, sur un coin de la plage, comme si j’étais indigne de disparaître en elle…