Le Calvaire Page 25
Tout à coup, j’aperçus Juliette… Je l’aperçus, une seconde, de profil… Elle avait un chapeau rose, était fraîche, souriante, semblait heureuse, répondait, par de légères inclinaisons de tête, aux saluts qu’on lui adressait… Juliette ne me vit pas… Elle passa.
– Elle va chez moi !… Elle s’est rappelée… Elle va chez moi.
Je n’en doutais pas… Un fiacre revenait à vide… Je montai dedans… Juliette avait déjà disparu…
– Pourvu que j’arrive en même temps qu’elle !… Car elle va chez moi !… Vite, cocher, vite donc !
Aucune voiture devant la porte de l’hôtel… Juliette était déjà partie ! Je me précipitai dans la loge du concierge.
– On est venu me demander à l’instant ? Une dame ?… Mme Juliette Roux ?
– Mais non, monsieur Mintié.
– Alors, j’ai une lettre ?
– Rien, monsieur Mintié.
Je pensai :
– Tout à l’heure elle sera là !
Et j’attendis, marchant fiévreusement sur le trottoir, répétant à haute voix, pour me rassurer :
– Tout à l’heure elle sera là !
J’attendis… Personne !… J’attendis encore… Personne !… Le temps fuyait… Personne toujours !
– La misérable !… Et elle souriait !… Et son visage était gai !… Et elle savait que je devais me tuer à six heures !
Je courus rue de Balzac… Célestine m’assura que Madame venait de sortir.
– Écoutez-moi, Célestine… vous êtes une brave fille… Je vous aime bien… Vous savez où elle est ?… Allez la trouver, et dites-lui que je veux la voir.
– Mais je ne sais pas où est Madame.
– Si, Célestine, si, vous le savez… Je vous en supplie… Allez ! Je souffre trop !
– Parole d’honneur !… Monsieur, je ne sais pas.
J’insistai.
– Elle est peut-être chez son amant ?… au restaurant ?… Oh ! dites-le moi !
– Puisque je ne sais pas !
L’impatience me gagnait.
– Célestine… je vous dis des choses gentilles… Ne m’irritez pas… parce que…
Célestine se croisa les bras, balança la tête, et d’une voix traînante de voyou :
– Parce que quoi ?… Ah ! vous commencez par m’embêter, espèce de panné !… Et si vous ne décanillez pas, à la fin, je vais appeler la police, vous entendez ?…
Et me poussant vers la porte, rudement, elle ajouta :
– Ah ! bien, vrai !… Ces saligauds-là, c’est pire que des chiens !
J’eus assez de raison pour ne pas engager une dispute avec Célestine et, tout honteux, je redescendis l’escalier.
Il était minuit quand je revins rue de Balzac… J’avais rôdé autour des restaurants, cherchant Juliette du regard, à travers les glaces, entre les fentes des rideaux… J’étais entré dans plusieurs théâtres… À l’Hippodrome, où elle allait, les jours d’abonnement, j’avais fait le tour des loges… Ce grand espace, ces lumières aveuglantes, cet orchestre surtout, qui jouait un air languissant et triste, tout cela avait détendu mes nerfs, et j’avais pleuré !… Je m’étais rapproché des groupes d’hommes, pensant qu’ils parleraient de Juliette, que je saurais quelque chose. Et de tous les élégants en habit je disais :
– C’est peut-être celui-là, son amant !
Que faisais-je ici ?… Il semblait que ma destinée fût de courir, partout, toujours, de vivre sur les trottoirs, à la porte des mauvais lieux, d’y attendre la venue de Juliette !… Épuisé de fatigue, la tête bourdonnante, ne trouvant Juliette nulle part, je m’étais échoué, de nouveau, dans la rue. Et j’attendais !… Quoi ?… En vérité je l’ignorais… J’attendais tout et je n’attendais rien… J’étais là pour me sacrifier, une fois de plus encore, ou pour commettre un crime… J’espérais que Juliette rentrerait seule… Alors, j’irais à elle, je l’attendrirais… Je craignais aussi de la voir avec un homme… Alors, je la tuerais peut-être… Je ne préméditais rien… J’étais venu, voilà tout !… Pour la mieux surprendre, je me dissimulai dans l’angle de la porte de la maison voisine de la sienne.
De là, je pourrais tout observer, sans être aperçu, s’il me convenait de ne pas me montrer… L’attente ne fut pas longue. Un fiacre, débouchant du faubourg Saint-Honoré, s’engagea dans la rue de Balzac, obliqua de mon côté et, rasant le trottoir, il s’arrêta devant la maison de Juliette !… Je haletais… Tout mon corps tremblait, secoué par un frisson… Juliette descendit d’abord… Je la reconnus… Elle traversa le trottoir en courant, et je l’entendis qui tirait le bouton de la sonnette… Puis un homme descendit à son tour, il me sembla que je reconnaissais cet homme aussi… Il s’était approché de la lanterne, fouillait dans son porte-monnaie, en retirait des pièces d’argent, maladroitement, qu’il examinait à la lumière, le coude levé… Et son ombre, sur le sol, s’étalait anguleuse et bête !… Je voulus me précipiter… Une lourdeur me retenait cloué à ma place… Je voulus crier… Le son s’étrangla dans ma gorge… En même temps, un froid me monta du cœur au cerveau… J’eus la sensation que la vie m’abandonnait… Je fis un effort surhumain, et, chancelant, je m’avançai vers l’homme… La porte s’était ouverte et Juliette avait disparu, en disant :
– Allons !… Venez-vous ?
L’homme fouillait toujours dans son porte-monnaie…
C’était Lirat !… Les maisons, le ciel me seraient tombés sur la tête, que je n’aurais pas été plus stupéfait !… Lirat rentrant avec Juliette !… Cela ne se pouvait pas !… J’étais fou… J’avançai encore.
– Lirat !… criai-je, Lirat !…
Il avait fini de payer le cocher et me regardait terrifié !… Immobile, la bouche béante, les jambes écartées, il me regardait, sans mot dire…
– Lirat !… Est-ce vous ?… Ce n’est pas possible… Ce n’est pas vous, n’est-ce pas ?… Vous ressemblez à Lirat, mais vous n’êtes pas Lirat !…
Lirat se taisait…
– Voyons, Lirat !… Vous ne ferez pas cela… ou alors je dirai que vous m’avez envoyé au Ploc’h pour me voler Juliette !… Vous, ici, avec elle !… Mais c’est de la folie !… Lirat ! rappelez-vous ce que vous m’avez dit d’elle… rappelez-vous les belles choses dont vous aviez nourri mon esprit… les belles choses que vous aviez mises dans mon cœur !… Cette misérable fille !… C’est bon pour moi, qui suis perdu… Mais vous !… Vous êtes généreux, vous êtes un grand artiste !… Est-ce pour vous venger de moi ?… Un homme comme vous ne se venge pas de la sorte… Il ne se salit pas !… Si je n’ai pas été vous voir, Lirat, c’était parce que je n’osais pas, pour ne pas encourir votre colère !… Voyons, parlez-moi, Lirat… Répondez-moi !…
Lirat se taisait. Juliette dans le corridor, l’appelait :
– Allons, venez-vous ?…
Je saisis les mains de Lirat.
– Tenez, Lirat… elle se moque de vous… Vous ne comprenez donc pas ?… Un jour, elle m’a dit : « Je me vengerai de Lirat, de ses mépris, de ses rigueurs hautaines… et ce sera farce ! » Elle se venge… vous allez entrer chez elle, n’est-ce pas ?… et demain, ce soir, tout à l’heure, elle vous chassera honteusement !… Oui, c’est cela qu’elle veut, je vous le jure !… Ah ! je me rends compte !… Elle vous a poursuivi… Si bête, si effroyablement stupide, si lointaine de vous qu’elle soit… elle vous a affolé… Elle a le génie du mal, et vous, vous êtes un chaste !… Elle a versé le poison dans vos veines… Mais vous êtes fort !… Après ce qui s’est passé entre nous, vous ne pouvez pas !… Ou vous êtes un mauvais homme, ou vous êtes un sale cochon, vous que j’admire !… Un sale cochon, vous !… Allons donc.
Lirat brusquement se dégagea de mon étreinte, et m’écartant de ses deux poings crispés :
– Eh bien, oui ! s’écria-t-il, je suis un sale cochon !… Laissez-moi !
Il se fit un bruit sourd qui résonna dans la nuit comme un coup de tonnerre… C’était la porte qui se refermait sur Lirat… Les maisons, le ciel, les lumières de la
rue, tournèrent, tournèrent… Et je ne vis plus rien. J’étendis les bras en avant, et je m’abattis sur le trottoir… Alors, au milieu des champs apaisés, j’aperçus une route, toute blanche, sur laquelle un homme bien las, cheminait… L’homme ne cessait de contempler les belles moissons qui mûrissaient au soleil, les grands prés que les troupeaux réjouis paissaient, le mufle enfoui dans l’herbe… Les pommiers tendaient vers lui leurs branches chargées de fruits pourprés, et les sources chantaient au fond de leurs niches moussues… Il s’assit sur la berge, fleurie à cet endroit de petites fleurs parfumées, et délicieusement il écouta la musique divine des choses… De toutes parts, des voix qui montaient de la terre, des voix qui tombaient du ciel, des voix très douces, murmuraient : « Viens à nous, toi qui as souffert, toi qui as péché… Nous sommes les consolatrices qui rendons aux pauvres gens le repos de la vie et la paix de la conscience… Viens à nous, toi qui veux vivre ! »… Et l’homme, les bras au ciel, supplia : « Oui, je veux vivre !… Que faut-il que je fasse pour ne plus souffrir ? Que faut-il que je fasse pour ne plus pécher ? » Les arbres s’agitèrent, les blés froissèrent leurs chaumes : un bruissement sortit de chaque brin d’herbe ; les fleurettes balancèrent, au bout de leurs tiges, leurs corolles menues, et de toutes les choses une voix unique s’éleva : « Nous aimer ! » dit la voix… L’homme reprit sa route… Autour de lui les oiseaux tourbillonnaient…
Le lendemain, j’achetai un vêtement d’ouvrier…
– Alors, Monsieur s’en va ?… me dit le garçon de l’hôtel, à qui je venais de donner mes vieilles hardes.
– Oui, mon ami !
– Et où Monsieur s’en va-t-il ?
– Je ne sais pas…
Dans la rue, les hommes me firent l’effet de spectres fous, de squelettes très vieux qui se démantibulaient, dont les ossements, mal rattachés par des bouts de ficelle, tombaient sur le pavé, avec d’étranges résonnances. Je voyais les crânes osciller, au haut des colonnes vertébrales rompues, pendre sur les clavicules disjointes, les bras quitter les troncs, les troncs abandonner leurs rangées de côtes… Et tous ces lambeaux de corps humains, décharnés par la mort, se ruaient l’un sur l’autre, toujours emportés par la fièvre homicide, toujours fouettés par le plaisir, et ils se disputaient d’immondes charognes…
Noirmoutier, novembre 1886.
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