Le Calvaire Read online

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  Le jour suivant, quand le dernier d’entre nous eût répondu : « Présent ! » à l’appel de son nom :

  – Formez le cercle, arche ! commanda le petit lieutenant.

  Et d’une voix ânonnante, brouillant les mots, sautant des phrases, le fourrier lut un pompeux « ordre du jour » du général. Il était dit, en ce morceau de littérature militaire, qu’un corps d’armée prussien, affamé, mal vêtu, sans armes, après avoir occupé Chartres, s’avançait sur nous, à marches forcées. Il fallait lui barrer la route, le refouler jusque sous les murs de Paris où le vaillant Ducrot n’attendait plus que nous pour sortir et balayer une bonne fois tous les envahisseurs. Le général rappelait les victoires de la Révolution, l’expédition d’Égypte, Austerlitz, Borodino. Il affirmait que nous saurions nous montrer dignes de nos glorieux ancêtres de Sambre-et-Meuse. En conséquence, il donnait des instructions stratégiques précises pour la défense du pays : établir une barricade infranchissable à l’entrée Est du bourg, une autre plus infranchissable encore sur la route de Chartres, en avant du carrefour, créneler les murs du cimetière, abattre le plus d’arbres qu’on pourrait dans la forêt, de façon que les cavaliers ennemis et même les fantassins fussent dans l’impossibilité de nous tourner par Senonches, en s’égaillant dans les futaies ; se défier des espions ; enfin, ouvrir l’œil et le bon… La patrie comptait sur nous… Vive la République !

  Ce cri resta sans écho. Le petit lieutenant qui se promenait en rond, les mains croisées derrière le dos, l’œil obstinément fixé à la pointe de ses bottes, ne leva pas la tête. Nous nous regardions, ahuris, avec une sorte d’angoisse au cœur, de savoir que les Prussiens étaient si près, que la guerre allait commencer pour nous demain, aujourd’hui peut-être, et j’eus la vision soudaine de la Mort, de la Mort rouge, debout sur un char que traînaient des chevaux cabrés, et qui se précipitait vers nous, en balançant sa faux. Tant que la bataille était loin, nous l’avions désirée, d’abord par enthousiasme patriotique, ensuite par fanfaronnade, plus tard par énervement, par lassitude, comme dénoûment à nos misères. Maintenant qu’elle s’offrait, nous en avions peur, nous frissonnions à son seul nom. Instinctivement, mes yeux se portèrent vers l’horizon, dans la direction de Chartres. Et la campagne me sembla contenir un mystère, une épouvante, un inconnu formidable qui prêtait aux choses des aspects nouveaux d’inexorabilité. Là-bas, au-dessus de la ligne bleuissante des arbres, je m’attendais à voir, tout à coup, des casques surgir, étinceler des baïonnettes, s’embraser la gueule tonnante des canons. Un champ de labour, tout rouge sous le soleil, me fit l’effet d’une mare de sang ; les haies se déployaient, se rejoignaient, s’entrecroisaient, pareilles à des régiments hérissés d’armes, de drapeaux, évoluant pour le combat. Les pommiers s’effarèrent comme des cavaliers emportés dans une déroute.

  – Rompez le cercle… arche ! cria le lieutenant.

  Tout bêtes, les bras ballants, nous piétinâmes longtemps sur place, en proie à un malaise vague, essayant de franchir par la pensée, cette terrible ligne d’horizon, au delà de laquelle s’accomplissait le secret de notre destinée. Seuls, en cet inquiétant silence, en cette immobilité sinistre, voitures et troupeaux passaient sur la route, plus nombreux, plus pressés, se hâtant davantage. Un vol de corbeaux qui venait de là-bas, noire avant-garde, tacha le ciel, grossit, s’enfla, s’allongea, tournoya, flotta au-dessus de nous comme un voile funéraire, puis disparut dans les chênes.

  – Enfin, nous allons donc les voir, ces fameux Prussiens ? dit, d’une voix mal assurée, un grand diable qui était très pâle et qui, pour se donner l’air crâne d’un vieux reître, rabattit son képi sur l’oreille.

  Aucun ne répondit et plusieurs s’éloignèrent. Pourtant, notre caporal haussa les épaules. C’était un tout petit homme, effronté, au visage grêlé et rempli de boutons.

  – Oh moi !… fit-il.

  Il expliqua sa pensée dans un geste cynique, s’assit sur la bruyère, bourra sa pipe lentement, l’alluma.

  – Et puis… merde ! conclut-il, en lançant une bouffée de fumée qui s’évanouit dans l’air.

  Tandis qu’une compagnie de chasseurs était dirigée vers le carrefour, afin d’y établir « les infranchissables barricades », mon régiment pénétrait dans la forêt, afin d’y abattre « le plus d’arbres qu’on pourrait ». Toutes les cognées, serpes, hachettes du pays avaient été réquisitionnées d’urgence : on faisait outil de n’importe quoi. Durant la journée entière, les coups retentirent et les arbres tombèrent. Pour nous exciter davantage, le général voulut assister au massacre.

  – Ah bougre ! criait-il à tout propos, en frappant dans ses mains ; ah ! ah ! hardi les enfants !… secouez-moi ça !

  Il désignait lui-même, parmi les arbres, les plus hauts de tronc, ceux qui avaient poussé droits et lisses comme des colonnes de temple. C’était une folie de destruction criminelle et bête, une joie de brute, chaque fois que les arbres s’abattaient les uns sur les autres dans un grand fracas. La futaie s’éclaircissait : on eût dit qu’elle avait été fauchée par une gigantesque et surnaturelle faux. Deux hommes furent tués par la chute d’un chêne.

  – Hardi les enfants !

  Et les quelques arbres restés debout, farouches au milieu des troncs écrasés, couchés à terre, et des branches tordues qui se dressaient vers eux pareilles à des bras suppliants, montraient de larges blessures, des entailles profondes et rouges, par où la sève pleurait.

  Le conservateur des forêts, prévenu par un garde, accourut de Senonches et, d’un œil navré, constata cette inutile dévastation. J’étais près du général, quand il l’aborda respectueusement, le képi à la main.

  – Pardon, mon général, dit-il… que vous abattiez des arbres sur les bordures des routes, que vous barricadiez les lignes, je le comprends… Mais que vous rasiez le cœur des futaies, cela me semble un peu…

  Mais le général l’interrompit.

  – Hein ? quoi ? cela vous semble ?… qu’est-ce que vous fichez ici, vous ?… Je fais ce qui me plaît… Est-ce vous qui commandez ou moi ?

  – Mais enfin… balbutia le forestier.

  – Il n’y a pas de mais enfin, Monsieur… Et vous m’embêtez, c’est clair ça !… Et vous savez, rentrez vite à Senonches ou je vous fais fourrer au bloc… Hardi les enfants !

  Le général tourna le dos au fonctionnaire ahuri, et partit, en chassant devant lui, du bout de sa canne, des feuilles mortes et des brindilles de bois.

  De leur côté, pendant que nous profanions la forêt, les chasseurs ne chômaient point, et la barricade s’élevait, formidable et haute, coupant la route, en avant du carrefour. Cela ne s’était pas exécuté sans difficulté, et surtout sans gaîté. Subitement arrêtés par une tranchée qui leur barrait la fuite, les paysans protestèrent. Leurs voitures et leurs troupeaux s’agglomérant dans le chemin, très encaissé à cet endroit, il y eut d’abord un indescriptible brouhaha. Ils se lamentaient, les femmes gémissaient, les bœufs meuglaient, les soldats riaient de toutes les mines effarées des hommes et des bêtes, et le capitaine qui commandait le détachement ne savait quelle résolution prendre. Plusieurs fois, les soldats firent semblant de refouler les paysans à coups de baïonnette, mais ceux-ci s’entêtaient, voulaient passer, invoquaient leur qualité de Français. Après avoir terminé son tour dans la forêt, le général vint visiter les travaux de la barricade. Il demanda ce que c’était que « ces sales pékins » et ce qu’ils désiraient. On le mit au fait.

  – C’est bien, s’écria-t-il. Empoignez-moi toutes ces voitures, et fourrez-moi tout ça dans la barricade. Allons, chaud ! Allons, hardi, les enfants !…

  Les soldats, heureux de ces algarades, se ruèrent sur les premières voitures qui furent abandonnées, avec ce qu’elles contenaient, et brisées en quelques coups de pioche… Alors la panique s’empara des paysans. L’encombrement devenait tel qu’il leur était impossible d’avancer ou de reculer. Fouettant leurs chevaux à tour de bras, et tâchant de dégager leurs charrettes accrochées, ils vocif�
�raient, se bousculaient, s’injuriaient, sans parvenir à faire un pas en arrière. Les derniers arrivés avaient rebroussé chemin, et fuyaient au galop de leurs chevaux excités par la clameur, les autres, désespérant de sauver voitures et provisions, prirent le parti d’escalader le talus, et de s’en aller à travers champs, en poussant des cris d’indignation, poursuivis par les mottes de terre que leur jetaient les soldats. On entassa les voitures brisées, l’une sur l’autre, on boucha les creux avec des sacs d’avoine, des matelas, des paquets de hardes et des pierres. Sur le sommet de la barricade, au haut d’un timon qui se dressait, tout droit, comme une hampe de drapeau, un petit chasseur arbora un bouquet de mariée trouvé dans le butin.

  Vers le soir, des bandes de mobiles, arrivant de Chartres, très en désordre, se répandirent dans Bellomer et dans le camp. Ils firent des récits épouvantants. Les Prussiens étaient plus de cent mille, tout une armée. Eux, deux mille à peine, sans cavaliers et sans canon, avaient dû se replier. Chartres brûlait, les villages alentour fumaient, les fermes étaient détruites. Le gros du détachement français qui soutenait la retraite, ne pouvait tarder. On interrogeait les fuyards, on leur demandait s’ils avaient vu des Prussiens, comment ils étaient faits, insistant sur les détails des uniformes. De quart d’heure en quart d’heure, d’autres mobiles se présentaient, par groupes de trois ou quatre, pâles, épuisés de fatigue. La plupart n’avaient pas de sac, quelques-uns même pas de fusil, et ils racontaient des histoires plus terribles les unes que les autres. Aucun d’ailleurs n’était blessé. On se décida à les loger dans l’église, au grand scandale du curé qui levait les bras au ciel, s’exclamait :

  – Sainte Vierge !… dans mon église !… Ah ! ah ! ah !… des soldats dans mon église !

  Jusque-là, uniquement occupé à des fantaisies de destruction, le général n’avait point eu le temps de songer à faire garder le camp, autrement que par un petit poste établi à un kilomètre de Bellomer, sur la route de Chartres, dans un bouchon fréquenté des rouliers. Ce poste, commandé par un sergent, n’avait reçu aucune instruction précise, et les hommes ne faisaient rien, sinon qu’ils flânaient, buvaient et dormaient. Pourtant, le factionnaire qui se promenait, nonchalant, le fusil sur l’épaule devant l’auberge, arrêta un médecin du pays, comme espion allemand, à cause de sa barbe qu’il avait blonde, et de ses lunettes qui étaient bleues. Quant au sergent, ancien braconnier de profession, « se moquant du tiers comme du quart », il s’amusait à tendre des collets aux lapins, dans les haies voisines.

  L’arrivée des mobiles, la menace des Prussiens, avaient jeté le désarroi parmi nous. Les cavaliers se succédaient, de minute en minute, porteurs de plis cachetés, d’ordres et de contre-ordres. Les officiers couraient, affairés, sans savoir pourquoi, perdaient la tête. Trois fois, on nous commanda de lever le camp, et trois fois on nous fit dresser les tentes à nouveau. Toute la nuit, trompettes et clairons sonnèrent, et de grands feux brûlèrent, autour desquels, dans une rumeur de plus en plus grandissante, passaient et repassaient des ombres étrangement agitées, des silhouettes démoniaques. Des patrouilles fouillaient la campagne en tous sens, s’enfonçaient dans les traverses, sondaient la lisière de la forêt. L’artillerie, parquée en deçà du bourg, dut se porter en avant, sur la hauteur, mais elle vint se heurter contre la barricade. Pour livrer passage aux canons, il fallut la démolir pièce à pièce, et combler la tranchée.

  Au petit jour, ma compagnie partit en grand’garde. Nous rencontrâmes des mobiles, des francs-tireurs égaillés, qui tiraient la jambe lamentablement. Plus loin, le général, accompagné de son escorte, surveillait les manœuvres de l’artillerie. Il tenait, dépliée sur le cou de son cheval, une carte d’état-major, et cherchait en vain le moulin de Saussaie. En se penchant sur la carte que les mouvements de tête du cheval déplaçaient à chaque instant, il criait :

  – Où est-il ce sacré moulin-là ?… Pongouin… Courville… Courville… Est-ce qu’ils s’imaginent que je connais tous leurs sacrés moulins, moi ?…

  Le général nous ordonna de faire halte, et il nous demanda :

  – Quelqu’un de vous est-il du pays ?… Quelqu’un de vous sait-il où se trouve le moulin de Saussaie ?

  Personne ne répondit.

  – Non ?… Eh bien, que le diable l’emporte !

  Et il jeta la carte à son officier d’ordonnance, qui se mit à la replier soigneusement. Nous continuâmes notre chemin.

  On installa la compagnie dans une ferme et je fus posté en sentinelle, tout près de la route, à l’entrée d’un boqueteau, d’où je découvrais la plaine, immense et rase comme une mer. De-ci, de-là, des petits bois émergeaient de l’océan de terre, semblables à des îles ; des clochers de village, des fermes, estompés par la brume, prenaient l’aspect de voiles lointaines. C’était, dans l’énorme étendue, un grand silence, une grande solitude, où le moindre bruit, où le moindre objet remuant sur le ciel, avaient je ne sais quel mystère qui vous coulait dans l’âme une angoisse. Là-haut des points noirs qui tachaient le ciel, c’étaient les corbeaux ; là-bas, sur la terre, des points noirs qui s’avançaient, grossissaient, passaient, c’étaient les mobiles fuyards ; et, de temps en temps, l’aboi éloigné des chiens qui se répondaient de l’ouest à l’est, du nord au sud, semblait la plainte des champs déserts. Les factions devaient être relevées toutes les quatre heures, mais les heures et les heures s’écoulaient, lentes, infinies, et personne ne venait me remplacer. Sans doute, on m’avait oublié. Le cœur serré, j’interrogeais l’horizon du côté des Prussiens, l’horizon du côté des Français ; je ne voyais rien, rien que cette ligne implacable et dure qui sertissait le grand ciel gris autour de moi. Depuis longtemps les corbeaux avaient cessé de voler, les mobiles de fuir. Un moment, j’aperçus une charrette qui se rapprochait du bois où j’étais, mais elle tourna par une traverse, bientôt confondue avec le gris du terrain… Pourquoi me laissait-on ainsi ? J’avais faim et j’avais froid ; mon ventre criait, mes doigts devenaient gourds… Je me hasardai à faire quelques pas sur la route ; à plusieurs reprises, j’appelai… Pas un être ne me répondit, pas une chose ne bougea… J’étais seul, bien seul, tout seul en cette plaine abandonnée et vide… Un frisson courut dans mes veines, et des larmes montèrent à mes yeux… J’appelai encore… Rien… Alors, je rentrai dans le bois et je m’assis au pied d’un chêne, mon fusil en travers de mes cuisses, l’oreille au guet, attendant… Hélas ! le jour baissa peu à peu ; le ciel jaunit, s’empourpra légèrement, puis il s’éteignit dans un silence de mort. Et la nuit tomba sans étoiles et sans lune, sur les champs, tandis qu’une brume glacée se levait de l’ombre.

  Depuis que nous étions partis, brisé par les fatigues, toujours occupé à quelque chose, jamais seul, je n’avais pas eu le temps de réfléchir. Pourtant, devant les étranges et cruels spectacles que j’avais sans cesse sous les yeux, je sentais s’éveiller en moi la notion de la vie humaine jusqu’ici endormie dans les engourdissements de mon enfance et les torpeurs de ma jeunesse. Oui, cela s’était éveillé confusément, comme au sortir d’un long et douloureux cauchemar. Et la réalité m’était apparue plus effrayante encore que le rêve. Transposant du petit groupe d’hommes errants que nous étions, à la société tout entière, nos instincts, les appétits, les passions qui nous agitaient, rappelant les visions si rapides et seulement physiques que j’avais eues à Paris, des foules sauvages, des bousculades des individus, je comprenais que la loi du monde, c’était la lutte ; loi inexorable, homicide, qui ne se contentait pas d’armer les peuples entre eux, mais qui faisait se ruer, l’un contre l’autre, les enfants d’une même race, d’une même famille, d’un même ventre. Je ne retrouvais aucune des abstractions sublimes d’honneur, de justice, de charité, de patrie dont les livres classiques débordent, avec lesquelles on nous élève, on nous berce, on nous hypnotise pour mieux duper les bons et les petits, les mieux asservir, les mieux égorger. Qu’était-ce donc que cette patrie, au nom de laquelle se commettaient tant de folies et tant de forfaits, qui nous avait arrachés
, remplis d’amour, à la nature maternelle, qui nous jetait, pleins de haines, affamés et tout nus, sur la terre marâtre ?… Qu’était-ce donc que cette patrie qu’incarnaient, pour nous, ce général imbécile et pillard qui s’acharnait après les vieux hommes et les vieux arbres, et ce chirurgien qui donnait des coups de pied aux malades et rudoyait les pauvres vieilles mères en deuil de leur fils ? Qu’était-ce donc que cette patrie dont chaque pas, sur le sol, était marqué d’une fosse, à qui il suffisait de regarder l’eau tranquille des fleuves pour la changer en sang, et qui s’en allait toujours, creusant, de place en place, des charniers plus profonds où viennent pourrir les meilleurs des enfants des hommes ? Et j’éprouvai un sentiment de stupeur douloureuse en songeant, pour la première fois, que ceux-là seuls étaient les glorieux et les acclamés qui avaient le plus pillé, le plus massacré, le plus incendié. On condamne à mort le meurtrier timide qui tue le passant d’un coup de surin, au détour des rues nocturnes, et l’on jette son tronc décapité aux sépultures infâmes. Mais le conquérant qui a brûlé les villes, décimé les peuples, toute la folie, toute la lâcheté humaines se coalisent pour le hisser sur des pavois monstrueux ; en son honneur on dresse des arcs de triomphe, des colonnes vertigineuses de bronze, et, dans les cathédrales, les foules s’agenouillent pieusement autour de son tombeau de marbre bénit que gardent les saints et les anges, sous l’œil de Dieu charmé !… Avec quels remords, je me repentis d’avoir, jusqu’ici, passé aveugle et sourd, dans cette vie si grosse d’énigmes inexpliquées !… Jamais je n’avais ouvert un livre, jamais je ne m’étais arrêté, un seul instant, devant ces points d’interrogation que sont les choses et les êtres ; je ne savais rien. Et voilà que, tout à coup, la curiosité de savoir, le besoin d’arracher à la vie quelques-uns de ses mystères, me tourmentaient ; je voulais connaître la raison humaine des religions qui abêtissent, des gouvernements qui oppriment, des sociétés qui tuent ; il me tardait d’en avoir fini avec cette guerre pour me consacrer à des besognes ardentes, à de magnifiques et absurdes apostolats. Ma pensée allait vers d’impossibles philosophies d’amour, des folies de fraternité inextinguible. Tous les hommes, je les voyais courbés sous des poids écrasants, semblables au petit mobile de Saint-Michel, dont les yeux suintaient, qui toussait et crachait le sang, et sans rien comprendre à la nécessité des lois supérieures de la nature, des tendresses me montaient à la gorge en sanglots comprimés. J’ai remarqué que l’on ne s’attendrit bien sur les autres que lorsqu’on est soi-même malheureux. N’était-ce point sur moi seul que je m’apitoyais ainsi ? Et si, dans cette nuit froide, tout près de l’ennemi qui apparaîtrait peut-être, dans les brumes du matin, j’aimais tant l’humanité, n’était-ce point moi seul que j’aimais, moi seul que j’eusse voulu soustraire aux souffrances ? Ces regrets du passé, ces projets d’avenir, cette passion subite de l’étude, cet acharnement que je mettais à me représenter, plus tard, dans ma chambre de la rue Oudinot, au milieu de livres et de papiers, les yeux brûlés par la fièvre du travail, n’était-ce point seulement pour écarter de moi les menaces de l’heure présente, pour effacer d’autres images terribles, des images de mort qui, sans cesse, passaient, livides, dans l’horreur des ténèbres ?