Le Calvaire Page 7
La nuit se poursuivait, impénétrable. Sous le ciel qui les couvait d’un regard avare et mauvais, les champs s’étendaient, pareils à une vaste mer d’ombre. De loin en loin, des blancheurs sourdes, de longues traînées de brume flottaient au-dessus, rasant le sol invisible, où les bouquets d’arbres apparaissaient, çà et là, plus noirs dans ce noir. Je n’avais point bougé de la place où je m’étais assis, et le froid m’engourdissait les membres, me gerçait les lèvres. Péniblement, je me levai et contournai le bois. Mes propres pas, sur le sol, m’effrayèrent ; il me semblait toujours que quelqu’un marchait derrière moi. J’avançais avec prudence, sur la pointe des pieds, comme si j’eusse craint de réveiller la terre endormie, et j’écoutais, et j’essayais de sonder l’obscurité, car je n’avais pas encore, malgré tout, perdu l’espoir qu’on vînt me relever. Aucun frisson, aucun souffle, aucune lueur, aucune forme précise, dans cette nuit sans yeux et sans voix. Cependant, par deux fois, j’entendis distinctement un bruit de pas, et le cœur me battait très fort… Mais le bruit s’éloigna, diminua peu à peu, cessa, et le silence redevint plus pesant, plus redoutable, plus désespéré… Une branche me frôla le visage ; je reculai, saisi d’épouvante. Plus loin, un renflement de terrain me fit l’effet d’un homme qui, bombant le dos, aurait rampé vers moi ; je chargeai mon fusil… À la vue d’une charrue abandonnée, dont les deux bras se dressaient dans le ciel, comme des cornes menaçantes de monstre, le souffle me manqua et je faillis tomber à la renverse… J’avais peur de l’ombre, du silence, du moindre objet qui dépassait la ligne d’horizon et que mon imagination affolée animait d’un mouvement de vie sinistre… Malgré le froid, la sueur me coulait en grosses gouttes sur la peau. J’eus l’idée de quitter mon poste, de retourner au camp, me persuadant par d’ingénieux et lâches raisonnements, que les camarades m’avaient oublié et qu’ils seraient très heureux de me retrouver… Évidemment, puisque je n’avais pas été relevé de ma faction, puisque je n’avais vu passer aucune ronde d’officier, c’est qu’ils étaient partis !… Et si, par hasard, je me trompais, quelle excuse donner, et comment serais-je reçu là-bas ?… Aller à la ferme, où ma compagnie s’était arrêtée le matin, et y demander des renseignements ?… J’y songeai… Mais, dans mon trouble, j’avais perdu le sentiment de l’orientation, et je me serais infailliblement égaré, en cette plaine immense et si noire… Alors, une abominable pensée me traversa l’esprit… Oui, pourquoi ne pas me tirer un coup de fusil dans le bras, et m’enfuir ensuite, sanglant et blessé, et raconter que j’avais été assailli par les Prussiens ?… Je fis un violent effort sur moi-même, pour ressaisir ma raison qui s’envolait, je rassemblai tout ce qui restait en moi de force morale, afin de me soustraire à cette lâche et odieuse suggestion, à cette ivresse maudite de la peur, et je m’acharnai à retrouver des souvenirs d’autrefois, à évoquer de douces et souriantes images, au souffle embaumé, aux ailes blanches… Images et souvenirs m’arrivaient, ainsi qu’en un songe pénible, déformés, tronqués, hallucinés, et une terreur les mettait aussitôt en déroute… La Vierge de Saint-Michel, aux chairs si roses, au manteau bleu, constellé d’argent, je la revoyais impudique, se prostituant sur un lit de bouge, à des soldats ivres ; les coins préférés de la forêt de Tourouvre, si paisibles, où j’aimais tant à demeurer, des journées entières, étendu sur de la mousse, se bouleversaient, s’enchevêtraient, brandissaient sur moi leurs arbres géants ; puis, dans l’air, se croisaient des obus figurant des visages connus qui ricanaient ; l’un de ces projectiles déploya soudain de grandes ailes, couleur de flamme, tourna autour de moi, m’enveloppa… Je poussai un cri… Mon Dieu ! allais-je donc devenir fou ? Je me tâtai la gorge, la poitrine, les reins, les jambes… Je devais être d’une pâleur de cadavre, et je sentais un petit froid me monter du cœur au cerveau comme une vrille d’acier… « Voyons, voyons ! » me disais-je tout haut, pour bien m’assurer que je ne dormais pas, que j’existais… « Allons, allons ! » J’avalai en deux gorgées le reste d’eau-de-vie de ma gourde, et je me mis à marcher très vite, écrasant les mottes de terre sous mes pieds, avec rage, sifflant l’air d’une chanson de pioupiou que nous entonnions en chœur, pour tromper la longueur des étapes. Un peu calmé, je regagnai mon chêne et battis la semelle, à coups précipités, contre le tronc. J’avais besoin de ce bruit et de ce mouvement… Et voilà que je pensai à mon père, si seul dans le Prieuré. Il y avait plus de trois semaines que je n’avais reçu de lettre de lui. Ah ! comme la dernière était triste et navrante !… Il ne se plaignait de rien, mais on y sentait un découragement profond, un ennui d’être dans cette grande maison vide, et un effroi de me savoir errant, sac au dos, à travers le hasard des batailles… Pauvre père ! Il n’avait pas été heureux avec ma mère, malade, toujours irritée, qui ne l’aimait pas et ne pouvait supporter sa présence près d’elle… Et jamais, au plus fort des rebuffades et des duretés, jamais un geste de colère, jamais un mot de reproche !… Il courbait le dos, ainsi qu’un bon chien, et s’en allait… Ah ! comme je me repentais de ne l’avoir pas assez aimé. Peut-être ne m’avait-il pas élevé comme il aurait dû. Mais qu’importe ! Il avait fait ce qu’il avait pu !… Lui-même était sans expérience de la vie, sans force contre le mal, d’une bonté timide et peureuse. Et à mesure que les traits de mon père se représentaient à moi, jusque dans leurs moindres détails, le visage de ma mère s’embrumait, s’effaçait, et je ne pouvais plus en rappeler les contours chéris. Dans cet instant, toutes les tendresses que j’avais données à ma mère, je les reportai sur mon père. Je me souvenais avec attendrissement quand, le jour de la mort de ma mère, me prenant sur ses genoux, il me dit : « Cela vaut peut-être mieux ainsi. » Et je comprenais aujourd’hui tout ce que cette phrase résumait de douleurs passées et d’épouvantement dans l’avenir. C’était pour elle qu’il disait cela, pour moi aussi, qui ressemblais tant à ma mère, et non pour lui, le malheureux homme, qui s’était résigné à tout souffrir… Depuis trois ans, il avait bien vieilli : sa haute taille se cassait, son visage, si rouge de santé, jaunissait et se ridait, ses cheveux devenaient presque blancs. Il ne guettait plus les oiseaux du parc, laissait les chats brousser dans les lianes et laper l’eau du bassin ; à peine s’il s’intéressait encore à son étude, dont il abandonnait la direction au premier clerc, homme de confiance qui le volait ; il ne s’occupait plus de ses petites affaires d’ambition locale. Il ne fût point sorti, n’eût point bougé de son fauteuil à oreillettes, – qu’il avait fait descendre à la cuisine, ne voulant pas rester seul, – sans Marie, qui lui apportait sa canne et son chapeau.
– Allons, Monsieur, il faut remuer un peu. Vous êtes tout ubi, là, dans vot’ coin…
– Bien, bien, Marie, je vais remuer… Je vais aller au bord de la rivière, si tu veux.
– Non, Monsieur, c’est dans la forêt qu’il faut que vous alliez… L’air vous vaut mieux là…
– Bien, bien, Marie, je vais aller dans la forêt.
Parfois, le voyant alourdi, ensommeillé, elle lui frappait sur l’épaule :
– Pourquoi qu’vous prenez pas vot’ fusil, Monsieur ? Il y a joliment des pinsons, dans le parc.
Et mon père, la regardant d’un air de reproche, murmurait :
– Des pinsons !… Les pauv’ bêtes !
Pourquoi mon père ne m’écrivait-il plus ? Mes lettres lui parvenaient-elles, seulement ?… Je me reprochai d’y avoir mis jusqu’ici trop de sécheresse, et je me promis bien de lui écrire le lendemain, dès que je le pourrais, une longue, affectueuse lettre, dans laquelle je laisserais déborder tout mon cœur.
Le ciel s’éclaircissait légèrement, là-bas, à l’horizon dont le contour se découpait plus net sur une lueur plus bleue. C’était toujours la nuit, les champs restaient sombres, mais on sentait que l’aube se faisait proche. Le froid piquait plus dur, la terre craquait plus ferme sous les pas, l’humidité se cristallisait aux branches des arbres. Et, peu à peu, le ciel s’illumina d’une lueur d’or pâle, grandissante. Lentement, des formes sortaient de l’ombre, encore inc
ertaines et brouillées ; le noir opaque de la plaine se changeait en un violet sourd que des clartés rasaient, de distance en distance… Tout à coup, un bruit m’arriva, faible d’abord, comme le roulement très lointain d’un tambour… J’écoutai, le cœur battant… Un moment, le bruit cessa et des coqs chantèrent… Au bout de dix minutes, peut-être, il reprit plus fort, plus distinct, se rapprochant… Patara ! patara ! c’était sur la route de Chartres, un galop de cheval… Instinctivement, je bouclai mon sac sur mon dos, et m’assurai que mon fusil était chargé… J’étais très ému ; les veines de mes tempes se gonflaient… Patara ! patara ! Cela devait être tout près de moi, ce galop, car il me semblait que je percevais le souffle du cheval et des tintements clairs d’acier… Patara ! patara !… À peine avais-je eu le temps de m’accroupir derrière le chêne qu’à vingt pas de moi, sur la route, une grande ombre s’était dressée, subitement immobile, comme une statue équestre de bronze. Et cette ombre, qui s’enlevait presque entière, énorme, sur la lumière du ciel oriental, était terrible ! L’homme me parut surhumain, agrandi dans le ciel démesurément !… Il portait la casquette plate des Prussiens, une longue capote noire, sous laquelle la poitrine bombait largement. Était-ce un officier, un simple soldat ? Je ne savais, car je ne distinguais aucun insigne de grade sur le sombre uniforme… Les traits, d’abord indécis, s’accentuèrent. Il avait des yeux clairs, très limpides, une barbe blonde, une allure de puissante jeunesse ; son visage respirait la force et la bonté, avec je ne sais quoi de noble, d’audacieux et de triste qui me frappa. La main à plat sur la cuisse, il interrogeait la campagne devant lui, et, de temps en temps, le cheval grattait le sol du sabot et soufflait dans l’air, par les naseaux frémissants, de longs jets de vapeur… Évidemment, ce Prussien était là en éclaireur, il venait afin de se rendre compte de nos positions, de l’état du terrain ; toute une armée grouillait, sans doute, derrière lui, n’attendant pour se jeter sur la plaine, qu’un signal de cet homme !… Bien caché dans mon bois, immobile, le fusil prêt, je l’examinais… Il était beau, vraiment ; la vie coulait à plein dans ce corps robuste. Quelle pitié ! Il regardait toujours la campagne, et je crus m’apercevoir qu’il la regardait plus en poète qu’en soldat… Je surprenais dans ses yeux une émotion… Peut-être oubliait-il pourquoi il se trouvait là, et se laissait-il gagner par la beauté de ce matin jeune, virginal et triomphant. Le ciel était devenu tout rouge ; il flambait glorieusement ; les champs, réveillés, s’étiraient, sortaient l’un après l’autre de leurs voiles de vapeur rose et bleue, qui flottaient ainsi que de longues écharpes, doucement agitées par d’invisibles mains. Des arbres grêles, des chaumines émergeaient de tout ce rose et de tout ce bleu ; le pigeonnier d’une grande ferme, dont les toits de tuile neuve commençaient de briller, dressait son cône blanchâtre dans l’ardeur pourprée de l’orient… Oui, ce Prussien parti avec des idées de massacre, s’était arrêté, ébloui et pieusement remué, devant les splendeurs du jour renaissant, et son âme, pour quelques minutes, était conquise à l’Amour.
– C’est un poète, peut-être, me disais-je, un artiste ; il est bon, puisqu’il s’attendrit.
Et, sur sa physionomie, je suivais toutes les sensations de brave homme qui l’animaient, tous les frissons, tous les délicats et mobiles reflets de son cœur ému et charmé… Il ne m’effrayait plus. Au contraire, quelque chose comme un vertige m’attirait vers lui, et je dus me cramponner à mon arbre, pour ne pas aller auprès de cet homme. J’aurais désiré lui parler, lui dire que c’était bien, de contempler le ciel ainsi, et que je l’aimais de ses extases… Mais son visage s’assombrit, une mélancolie voila ses yeux… Ah ! l’horizon qu’ils embrassaient était si loin, si loin ! Et par delà cet horizon, un autre ; et derrière cet autre, un autre encore !… Il faudrait conquérir tout cela !… Quand donc aurait-il fini de toujours pousser son cheval sur cette terre nostalgique, de toujours se frayer un chemin à travers les ruines des choses et la mort des hommes, de toujours tuer, de toujours être maudit !… Et puis, sans doute, il songeait à ce qu’il avait quitté ; à sa maison, qu’emplissait le rire de ses enfants, à sa femme, qui l’attendait en priant Dieu… Les reverrait-il jamais ?… Je suis convaincu, qu’à cette minute même, il évoquait les détails les plus fugitifs, les habitudes les plus délicieusement enfantines de son existence de là-bas… une rose cueillie, un soir, après dîner, et dont il avait orné les cheveux de sa femme, la robe que celle-ci portait quand il était parti, un nœud bleu au chapeau de sa petite fille, un cheval de bois, un arbre, un coin de rivière, un coupe-papier… Tous les souvenirs de ses joies bénies lui revenaient, et, avec cette puissance de vision qu’ont les exilés, il embrassait, d’un seul regard découragé, tout ce par quoi, jusqu’ici, il avait été heureux… Et le soleil se leva, élargissant encore la plaine, reculant, encore plus loin, le lointain horizon… Cet homme, j’avais pitié de lui, et je l’aimais ; oui, je vous le jure, je l’aimais !… Alors, comment cela s’est-il fait ?… Une détonation éclata, et dans le même temps que j’avais entrevu à travers un rond de fumée une botte en l’air, le pan tordu d’une capote, une crinière folle qui volait sur la route… puis rien, j’avais entendu, le heurt d’un sabre, la chute lourde d’un corps, le bruit furieux d’un galop… puis rien… Mon arme était chaude et de la fumée s’en échappait… je la laissai tomber à terre… Étais-je le jouet d’une hallucination ?… Mais non !… De la grande ombre qui se dressait au milieu de la route, comme une statue équestre de bronze, il ne restait plus rien qu’un petit cadavre, tout noir, couché, la face contre le sol, les bras en croix… Je me rappelai le pauvre chat que mon père avait tué, alors que de ses yeux charmés, il suivait dans l’espace, le vol d’un papillon… moi, stupidement, inconsciemment, j’avais tué un homme, un homme que j’aimais, un homme en qui mon âme venait de se confondre, un homme qui, dans l’éblouissement du soleil levant, suivait les rêves les plus purs de sa vie !… Je l’avais peut-être tué à l’instant précis où cet homme se disait : « Et quand je reviendrai là-bas… » Comment ? pourquoi ?… Puisque je l’aimais, puisque, si des soldats l’avaient menacé, je l’eusse défendu, lui, lui, que j’avais assassiné ! En deux bonds, je fus près de l’homme… je l’appelai ; il ne bougea pas… Ma balle lui avait traversé le cou, au-dessous de l’oreille, et le sang coulait d’une veine rompue avec un bruit de glou-glou, s’étalait en mare rouge, poissait déjà à sa barbe… De mes mains tremblantes, je le soulevai légèrement, et la tête oscilla, retomba inerte et pesante… Je lui tâtai la poitrine, à la place du cœur : le cœur ne battait plus… Alors, je le soulevai davantage, maintenant sa tête sur mes genoux et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses deux yeux clairs, qui me regardaient tristement, sans une haine, sans un reproche, ses deux yeux qui semblaient vivants !… Je crus que j’allais défaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort, j’étreignis le cadavre du Prussien, le plantai tout droit contre moi, et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d’où pendaient de longues baves pourprées, éperdument, je l’embrassai !…
À partir de ce moment, je ne me souviens pas bien… Je revois de la fumée, des plaines couvertes de neige, et de ruines qui brûlaient sans cesse ; toujours des fuites mornes, des marches hallucinantes, dans la nuit ; des bousculades, au fond des chemins creux, encombrés par les fourgons des munitionnaires, où des dragons, la latte en l’air, poussaient sur nous leurs chevaux, et cherchaient à se frayer un chemin, à travers les voitures ; je revois des carrioles funèbres, pleines de cadavres de jeunes hommes que nous enfouissions au petit jour dans la terre gelée, en nous disant que ce serait notre tour le lendemain ; je revois, près des affûts de canon, émiettés par les obus, de grandes carcasses de chevaux, raidies, défoncées, sur lesquelles le soir nous nous acharnions, dont nous emportions jusque sous nos tentes, des quartiers saignants, que nous dévorions en grognant, en montrant les crocs, comme des loups !… Et je revois le chirurgien, les manches de sa tunique retroussées, la pipe aux dents, désarticuler, sur une table, dans une ferme, à la lue
ur fumeuse d’un oribus, le pied d’un petit soldat, encore chaussé de ses godillots !… Mais je revois surtout le Prieuré, quand, bien las, tout endolori de ces souffrances, tout meurtri par ces navrements de la défaite, j’y rentrai un jour de clair soleil… Les fenêtres de la grande maison étaient closes, les persiennes mises partout… Félix, plus courbé, ratissait l’allée, et Marie, assise près de la porte de la cuisine, tricotait une paire de bas, en dodelinant de la tête.