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Le Calvaire Page 24
Le Calvaire Read online
Page 24
Je sortis, et je me dirigeai vers la rue de Balzac… Vraiment, je n’avais pas d’autres projets que de voir la maison de Juliette, de regarder ses fenêtres et peut-être de rencontrer Célestine ou la mère Sochard… Sur le trottoir, en face, plus de vingt fois, je passai et repassai… Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes, et je distinguais les cuivres du lustre qui luisaient dans l’ombre… Au balcon, un tapis pendait… Les fenêtres de la chambre étaient fermées… Qu’y avait-il derrière les volets clos, derrière ce pan de mur blanc, impénétrable ?… Un lit pillé, saccagé, des odeurs lourdes d’amour, et deux corps vautrés qui dormaient… Le corps de Juliette… et l’autre ?… Le corps de tout le monde. Le corps que Juliette avait ramassé, au hasard, sous une table de cabaret, dans la rue !… Ils dormaient, saoulés de luxures !… La concierge vint secouer des tapis sur le trottoir ; je m’éloignai, car depuis que j’avais quitté l’appartement j’évitais le regard ironique de cette vieille femme, je rougissais chaque fois que mes yeux se croisaient avec ses deux petits yeux bouffis et méchants qui avaient l’air de se moquer de mes malheurs… Quand elle eut fini, je retournai sur mes pas, et je restai longtemps à m’irriter contre ce mur derrière lequel une chose épouvantable se passait et qui gardait la cruelle impassibilité d’un sphinx accroupi dans le ciel… Subitement, comme si la foudre était tombée sur moi, une colère folle me remua de la tête aux pieds, et sans raisonner ce que j’allais faire, sans le savoir même, j’entrai dans la maison, montai l’escalier, sonnai à la porte de Juliette… Ce fut la mère Sochard qui m’ouvrit.
– Dites à Madame, criai-je, dites à Madame que je veux la voir, tout de suite, lui parler… Dites-lui aussi que si elle ne vient pas, c’est moi qui irai la trouver, qui l’arracherai du lit, entendez-vous !… Dites-lui…
La mère Sochard, toute pâle, tremblante, balbutiait :
– Mais, mon pauvre monsieur Mintié, Madame n’est pas là… Madame n’est pas rentrée…
– Prenez garde, vieille sorcière !… Ne vous foutez pas de moi, hein !… et faites ce que je commande… Ou, sinon, Juliette, vous, les meubles, la maison, je casse tout, je tue tout…
La vieille domestique levait les bras au plafond, d’un geste effaré…
– En vérité du bon Dieu ! s’exclama-t-elle… Puisque je vous dis que Madame n’est pas rentrée, monsieur Mintié !… Allez dans sa chambre, vous verrez bien !… puisque je vous le dis !
En deux bonds, je me précipitai dans la chambre… la chambre était vide… le lit n’avait pas été défait. La mère Sochard me suivait pas à pas, répétant :
– Voyons, monsieur Mintié !… Voyons !… Puisque vous n’êtes plus ensemble, à c’t’heure !…
Je passai dans le cabinet de toilette… Tout y était en ordre, comme lorsque nous rentrions, le soir, tard… Les affaires de Juliette rangées sur le divan, la bouillotte pleine d’eau, posée sur le fourneau à gaz…
– Et où est-elle ? demandai-je.
– Ah ! Monsieur ! répondit la mère Sochard… Est-ce qu’on sait où va Madame ?… Il est venu, ce matin, une espèce de valet de chambre qui a causé à Célestine, et puis Célestine est partie avec une robe de rechange pour Madame… Voilà tout ce que je sais !
En rôdant, dans le cabinet, je trouvai la carte que, la veille, je lui avais envoyée.
– Est-ce que Madame a lu ça ?
– Probablement que non, allez !…
– Et vous ne savez pas où elle est ?
– Ah ! dame, non ! ben sûr… Madame ne me conte point ses affaires !
Je rentrai dans la chambre, m’assis sur la chaise longue.
– C’est bien, mère Sochard… Je vais l’attendre… Et je vous avertis que ça va être drôle !… Ha ! ha !… À la fin, voyez-vous, mère Sochard, il faut que ça éclate !… J’ai eu de la patience… j’ai eu… Eh bien ! en voilà assez !…
Je brandissais mes poings dans le vide.
– Et ça va être drôle, mère Sochard !… et vous pourrez vous vanter d’avoir assisté à un spectacle drôle, que vous n’oublierez jamais, jamais !… Et la nuit vous en rêverez, avec épouvante, nom de Dieu !
– Ah ! monsieur Mintié !… monsieur Mintié !… supplia la vieille femme. Pour l’amour du bon Dieu, calmez-vous… Allez-vous-en !… Vous commettrez un malheur, c’est sûr !… Et qu’est-ce que vous ferez, monsieur Mintié ?… Qu’est-ce que vous ferez ?…
En ce moment, Spy, sorti de sa niche, s’avançait vers moi, bombant le dos, dansant sur ses pattes grêles d’araignée… Et je regardai Spy, obstinément… Et je pensai que Spy était le seul être qu’aimât Juliette, que tuer Spy serait la plus grande douleur qu’on pût infliger à Juliette… Le chien allongeait ses pattes vers moi, essayait de grimper sur mes genoux. Il semblait me dire :
– Si tu souffres tant, je n’en suis pas la cause… Te venger sur moi, si petit, si faible, si confiant, ce serait lâche… Et puis, tu crois qu’elle m’aime tant que ça !… Je l’amuse comme un joujou, je lui suis une distraction d’une minute et voilà tout… Si tu me tues, ce soir, elle aura un autre petit chien comme moi, qu’elle appellera Spy comme moi, qu’elle comblera de caresses comme moi, et il n’y aura rien de changé !
Je n’écoutais pas Spy, de même que je n’écoutais jamais aucune des voix qui me parlaient, lorsque le crime me poussait à quelque mauvaise action… Brutalement, férocement, je saisis le petit chien par les pattes de derrière.
– Ce que je ferai, mère Sochard ! m’écriai-je… Tenez !…
Et faisant tournoyer Spy dans l’air, de toutes mes forces, je lui écrasai la tête contre l’angle de la cheminée. Du sang jaillit sur la glace et sur les tentures, des morceaux de cervelle coulèrent sur les flambeaux, un œil arraché tomba sur le tapis…
– Ce que je ferai, mère Sochard ?… répétai-je en lançant le chien au milieu du lit, sur lequel une mare rouge s’étala… Ce que je ferai ?… Ha, ha !… Vous voyez ce sang, cet œil, cette cervelle, ce cadavre, ce lit !… Ha, ha !… Eh bien, mère Sochard, voilà ce que je ferai de Juliette !… de Juliette, entendez-vous, vieille pocharde !…
– Oh ! de ma vie ! bégaya la mère Sochard terrifiée !… De ma vie du bon Dieu, je…
Elle n’acheva pas… Les yeux tout grands, la bouche ouverte démesurément, dans une horrible grimace, elle fixait le cadavre du chien, noir sur le lit, et le sang que les draps pompaient, et dont la tache pourprée s’élargissait…
Chapitre 12
Quand la raison me revint, le meurtre de Spy me parut une action monstrueuse, et j’en eus horreur, comme si j’avais assassiné un enfant. De toutes les lâchetés commises, je jugeai celle-là la plus lâche et la plus odieuse !… Tuer Juliette !… C’eût été un crime, assurément, mais peut-être était-il possible de trouver, dans la révolte de mes souffrances, sinon une excuse, du moins une explication à ce crime… Tuer Spy !… Un chien… une pauvre bête inoffensive !… Pourquoi ?… Ah ! oui, pourquoi ? … À moins d’être une brute, d’avoir en soi l’instinct sauvage et irrésistible du meurtre !… Pendant la guerre, j’avais tué un homme, bon, jeune et fort ; je l’avais tué au moment précis où, les yeux charmés, le cœur ému, il s’attendrissait à regarder le soleil levant !… Je l’avais tué, caché derrière un arbre, protégé par l’ombre, lâchement !… C’était un Prussien ?… Qu’importe !… C’était un homme aussi, un homme comme moi, meilleur que moi… De son existence dépendaient des existences faibles de femmes et d’enfants ; quelque part des créatures angoissées priaient pour lui, l’attendaient ; il y avait peut-être en cette puissante jeunesse, dans ces reins robustes, des germes de vies supérieures que l’humanité espérait ! Et d’un coup de fusil imbécile et peureux, j’avais détruit tout cela… Maintenant, voilà que je tuais un chien !… et que je le tuais alors qu’il venait à moi, et qu’il essayait, avec ses petites pattes, de grimper sur mes genoux !… J’étais donc véritablement un assassin !… Ce petit cadavre me poursuivait ; toujours je voyais cette tête hideusement écrasée, le sang giclant sur les étoffes claire
s de la chambre, et le lit, taché de sang ineffaçablement !…
Ce qui me tourmentait aussi, c’était de penser que Juliette ne me pardonnerait jamais la perte de Spy. Elle devait avoir horreur de moi… Je lui écrivis des lettres repentantes, l’assurant que désormais j’accepterais d’elle tout ce qu’elle voudrait, que je ne me plaindrais pas, que je ne lui adresserais plus de reproches sur sa conduite ; des lettres si humiliées, si basses, d’une soumission si vile, qu’une autre que Juliette eût eu, en les lisant, le cœur soulevé de dégoût… Je les faisais porter par un commissionnaire dont je guettais le retour, anxieux, au coin de la rue de Balzac.
– Il n’y a pas de réponse !
– Vous ne vous êtes pas trompé ?… C’est bien au premier que vous avez remis la lettre ?
– Oui, Monsieur… Même que la bonne m’a dit : « Il n’y a pas de réponse ! »
Je me présentai chez elle. La porte ne s’ouvrit que de la longueur d’une chaîne de sûreté, que Juliette, par peur de moi, avait fait poser, dès le soir de l’horrible scène… et, dans l’entrebâillement, j’aperçus le visage railleur et cynique de Célestine.
– Madame n’y est pas !
– Célestine, ma bonne Célestine, laissez-moi entrer !
– Madame n’y est pas !
– Célestine !… Ma chère petite Célestine… Laissez-moi l’attendre… Et je vous donnerai beaucoup d’argent !…
– Madame n’y est pas !
– Célestine, je vous en prie !… Allez dire à Madame que je suis là… que je suis bien calme… que je suis très malade… que je vais mourir !… Et vous aurez cent francs, Célestine… deux cents francs !
Célestine m’examinait en dessous, d’un air narquois, heureuse de me voir souffrir, heureuse surtout de voir un homme se ravaler jusqu’à elle, l’implorer servilement.
– Une toute petite minute, Célestine… que je la voie seulement, et je partirai !
– Non, non, Monsieur !… je serais grondée…
La sonnette d’un timbre retentit ; j’entendis ses drins drins se précipiter.
– Vous voyez, Monsieur, on m’appelle !
– Eh bien !… Célestine, dites-lui que si, à six heures, elle n’est pas venue chez moi ; si elle ne m’a pas écrit à six heures, dites-lui que je me tue !… À six heures, Célestine !… N’oubliez pas… dites-lui que je me tue !
– Bien, Monsieur !
Et la porte se referma sur moi, avec un bruit de chaîne balancée.
L’idée me vint d’aller voir Gabrielle Bernier, de lui conter mes malheurs, de lui demander conseil, de l’employer à une réconciliation. Gabrielle finissait de déjeuner avec une amie, petite femme maigre, noire, à museau pointu de rongeur et qui, quand elle parlait, semblait toujours grignoter des noisettes. En matinée de foulard blanc, sale et fripée, les cheveux retenus sur le haut de la tête par un peigne mis de travers, les coudes sur la table, Gabrielle fumait une cigarette et sirotait un verre de chartreuse.
– Tiens, Jean !… Vous êtes donc revenu ?
Elle me fit passer dans son cabinet de toilette, très en désordre. Aux premiers mots que je dis de Juliette, Gabrielle s’écria :
– Comment !… Vous ne savez pas ?… Mais nous sommes fâchées depuis un mois… depuis qu’elle m’a chipé un consul, mon cher, un consul d’Amérique, qui me donnait cinq mille par mois !… Oui, elle me l’a chipé, cette peau-là !… Eh bien, et vous ?… Vous l’avez lâchée d’un cran, j’espère ?
– Oh ! moi ! fis-je… je suis bien malheureux !… Ainsi, c’est un consul qui est son amant, aujourd’hui ?
Gabrielle ralluma sa cigarette éteinte, haussa les épaules.
– Son amant !… Est-ce que ça peut garder un amant, des femmes comme ça ?… Elle aurait le bon Dieu, mon cher, que le bon Dieu lui-même n’y tiendrait pas !… Ah ! les hommes, ça ne pose pas longtemps chez elle, c’est moi qui vous le dis !… Ça vient un jour, et puis le lendemain, ça fiche le camp !… Ah bien ! merci !… C’est bon de les plumer, mais encore faut-il mettre des gants, hein ?… Et vous êtes toujours amoureux d’elle, pauvre garçon ?
– Toujours, plus que jamais !… J’ai fait tout pour me guérir de cette passion honteuse, qui me rend le plus vil des hommes, qui me tue… et je n’ai pas pu !… Alors, elle mène une abominable conduite, n’est-ce pas ?
– Ah ! bien vrai !… s’exclama Gabrielle, en lançant un jet de fumée en l’air… Vous savez, je ne suis pas bégueule, moi… je rigole comme tout le monde… mais là, parole d’honneur !… sur la tête de ma mère, je rougirais de faire ce qu’elle fait !
La tête renversée, elle poussait des ronds de fumée qui montaient en vibrant, vers le plafond… Et pour accentuer ce qu’elle venait de dire :
– Ah ! bien, vrai ! répéta-t-elle.
Quoique je souffrisse cruellement, quoique chacune des paroles de Gabrielle me frappât au cœur, ainsi qu’un coup de couteau, je pris un air câlin, m’approchai d’elle.
– Voyons, ma petite Gabrielle, suppliai-je… racontez-moi.
– Vous raconter !… vous raconter !… Tenez !… vous connaissez les deux Borgsheim ?… ces deux sales Allemands !… Eh bien, Juliette était avec eux en même temps !… Ça, vous savez, je l’ai vu !… En même temps, mon cher !… Un soir, elle disait à l’un : « Ah ! bien, c’est toi que j’aime. » Et elle l’emmenait. Le lendemain, elle disait à l’autre : « Non, décidément, c’est toi ! »… Et elle l’emmenait… Et si vous aviez vu ça !… Deux ignobles Prussiens qui chipotaient toujours sur les additions !… Et puis un tas de choses… Mais je ne veux rien vous dire, parce que je vois que je vous fais de la peine !
– Non, criai-je… non, Gabrielle… racontez… parce que, vous comprenez, à la fin, le dégoût… le dégoût…
Je suffoquais… J’éclatai en sanglots.
Gabrielle me consolait :
– Allons ! allons… Ne pleurez donc pas, pauvre Jean !… Est-ce qu’elle mérite que vous vous retourniez les sangs de cette façon ?… Un gentil garçon comme vous !… Si c’est possible ?… Je lui disais toujours : « Tu ne le comprends pas, ma chère, tu ne l’as jamais compris… c’est une perle, un homme comme ça ! »… Ah ! j’en connais des femmes qui seraient joliment heureuses d’avoir un petit homme comme vous… et qui vous aimeraient bien, allez !…
Elle s’assit sur mes genoux, voulut essuyer mes yeux tout humides. Sa voix était devenue caressante, et son regard luisait :
– Ayez donc un peu de courage… Lâchez-la !… prenez-en une autre… une bonne, une douce, une qui vous comprendrait… Tiens !…
Et subitement, elle m’entoura de ses bras, colla sa bouche sur la mienne… Son sein, qui sortit nu hors des dentelles du peignoir, s’écrasa sur ma poitrine. Ce baiser, cette chair étalée, me firent horreur. Je me dégageai de son étreinte, brutalement je repoussai Gabrielle, qui se redressa un peu déconcertée, répara le désordre de sa toilette, et me dit :
– Oui, je comprends !… J’ai éprouvé ça aussi… Mais tu sais, mon petit… Quand tu voudras… Viens me voir…
Je m’en allai… Mes jambes étaient molles, j’avais, autour de ma tête, comme des cercles de plomb ; une sueur froide m’inondait le visage, roulait en gouttes chatouillantes le long de mes reins… Afin de pouvoir marcher, je dus m’appuyer aux murs des maisons… Comme j’étais près de défaillir, j’entrai dans un café, avalai quelques gorgées de rhum, avidement… Je ne puis dire que je souffrisse beaucoup… C’était une stupeur qui m’alourdissait les membres, un anéantissement physique et moral, où la pensée de Juliette glissait, de temps en temps, une douleur aiguë, lancinante… Et dans mon esprit égaré, Juliette s’impersonnalisait ; ce n’était plus une femme ayant son existence particulière, c’était la Prostitution elle-même, vautrée, toute grande, sur le monde ; l’Idole impure, éternellement souillée, vers laquelle couraient des foules haletantes, à travers des nuits tragiques, éclairées par les torches de baphomets monstrueux… Longtemps, je restai là, les coudes sur la table, la tête dans les mains, les yeux fixés
, entre deux glaces, sur un panneau où des fleurs étaient peintes… Je quittai enfin le café, et je marchai devant moi, sans savoir où j’allais, je marchai, je marchai… Après une course longue, sans que j’eusse projeté de venir là, je me trouvai dans l’avenue du Bois-de-Boulogne, près de l’Arc de Triomphe… Le jour commençait de baisser… Au-dessus des coteaux de Saint-Cloud qui se violaçaient, le ciel s’empourprait glorieusement, et de petits nuages roses erraient dans l’espace d’un bleu très pâle… Le bois se tassait, plus sombre : une poussière fine, rouge des reflets du soleil mourant, s’élevait de l’avenue, noire de voitures… Et les voitures compactes, serrées en files interminables, passaient sans cesse, traînant les filles de proie aux nocturnes carnages… Étendues sur leurs coussins, indolentes et dédaigneuses, le masque abêti, les chairs flasques, nourries d’ordures, toutes, elles étaient là, si pareilles, que je reconnaissais Juliette en chacune d’elles… Le défilé me parut plus lugubre que jamais… En regardant ces chevaux, ces panaches, ce soleil sanglant, qui faisait reluire les panneaux des voitures comme des cuirasses, toute cette mêlée ardente d’étoffes rouges, jaunes, bleues, toutes ces plumes qui frémissaient dans le vent, j’eus l’impression que je voyais des régiments ennemis, des régiments de la conquête s’abattre, ivres de pillage, sur Paris vaincu… Et, sincèrement, je m’indignai de ne pas entendre tonner les canons, de ne pas entendre les mitrailleuses cracher la mort et balayer l’avenue… Un ouvrier, qui s’en revenait du travail, s’était arrêté au bord du trottoir… Ses outils sur l’épaule, le dos rond, il contemplait ce spectacle… Non seulement, il n’y avait pas de haine dans ses yeux, mais on y sentait une sorte d’extase… La colère me prit… J’avais envie d’aller à lui, de le saisir au collet, de lui crier :
– Que fais-tu là, imbécile ? Pourquoi regardes-tu ces femmes, ainsi ?… Ces femmes qui sont une insulte à ton bourgeron déchiré, à tes bras brisés de fatigue, à tout ton pauvre corps broyé par les souffrances quotidiennes… Aux jours de révolution, tu crois te venger de la société qui t’écrase, en tuant des soldats et des prêtres, des humbles et des souffrants comme toi ?… Et jamais tu n’as songé à dresser des échafauds pour ces créatures infâmes, pour ces bêtes féroces qui te volent de ton pain, de ton soleil… Regarde donc !… La société qui s’acharne sur toi, qui s’efforce de rendre toujours plus lourdes les chaînes qui te rivent à la misère éternelle, la société les protège, les enrichit ; les gouttes de ton sang, elle les transmute en or pour en couvrir les seins avachis de ces misérables… C’est pour qu’elles habitent des palais que tu t’épuises, que tu crèves de faim, ou qu’on te casse la tête sur les barricades… Regarde donc !… Lorsque, dans la rue, tu vas réclamant du pain, les sergents de ville t’assomment, toi, pauvre diable !… Vois, comme ils font la route libre à leurs cochers et à leurs chevaux ! Regarde donc !… Ah ! les belles vendanges pourtant !… Ah ! les belles cuvées de sang !… Et comme le bon blé pousserait, haut et nourricier, dans la terre où elles pourriraient !…